On peut tenir des propos ouvertement discriminatoires voire racistes et ne pas être qualifié de raciste. C'est une des leçons de l'affaire dite des quotas. Est-ce grâce à une sorte d'argument d'autorité décidé par un pouvoir qui se donne le droit de légiférer sur le langage? Ou tout simplement un cas illustrant la complexité du raisonnement humain lequel ne fonctionne pas - et c'est heureux - sur une identification simpliste entre un homme et son langage ? Mais alors comment est-ce possible? Plongée dans l'univers des signes venus des profondeurs de l'âme humaine...
Qui parle quand on parle ?
Laurent Blanc s'est déclaré "en colère contre lui-même", reconnaissant par là qu'il hébergeait pratiquement à son insu une voix intérieure capable de proférer ou d'approuver des propos ouvertement discriminatoires à l'égard d'une ethnie. On peut y reconnaître les fameuses idées reçues constitutives du sens commun spontanément attribué aux choses de la vie, ce que les psychologues appellent des stéréotypes. Zemmour, Ménard et leurs laudateurs se sont spécialisés sur ce créneau. Leur seule argumentation consiste à postuler l'évidence d'un fait pour exploiter immédiatement l'évidence d'une cause supposée : si les noirs et les arabes sont plus souvent arrêtés que d'autres c'est évidemment parceque leur délinquance relève d'une prédisposition congénitale. Il nous faut donc admettre que la société a inscrit en chacun de nous un stock de réponses toutes faites qui viennent spontanément à l'esprit et sont aussitôt énoncées dans les circonstances les plus diverses. La fameuse "liberté d'expression" apparaît dès lors bien sujette à caution et rentre dans le champ des illusions du libre arbitre... On peut donc dire qu'il est des cas où nous sommes littéralement "parlés" par quelque chose qui relèverait de l'inscription de la société dans notre esprit ...
Les pensées intrusives
L'énoncé de stéréotypes se produit dans la banalité du quotidien; il valide la plupart du temps l'appartenance à un même groupe ou à une même catégorie sociale. Ce sont des signes de reconnaissance en quelque sorte qui participent largement du lien social. Mais un lien social n'est pas bon en soi. Il peut dans des périodes de forte tension sociale servir à mobiliser et à resserrer des groupes contre d'autres groupes pourvus de stéréotypes différents. C'est malheureusement l'actualité d'aujourd'hui. Pour évaluer combien la banalité peut porter de graves dangers on doit prendre en compte ces "pensées intrusives" venues des profondeurs incontrôlées de l'esprit humain ; les psys de toute obédience et notamment les psychanalystes exercent leurs expertises à leur endroit ... avec plus ou moins de succès ...
On pourrait discourir longtemps sur l'origine de ces pensées ainsi que sur les conditions de leur conversion massive en stéréotypes sociaux porteurs de haines et d'exclusions. Actuellement force est de constater qu'elles s'expriment couramment non seulement sous pseudonyme dans les forums mais aussi fortement dans les medias, avec un effet de légitimation qui ne cesse d'inquiéter, à juste titre. Car leur irrationalité native les exclut a priori du champ de la raison et leur instrumentalisation à des fins politiques avouées ouvre la voie à des surenchères continuelles jusqu'à coloniser amplement la conscience collective ... un phénomène déjà observé dans les années trente. Certes l'Histoire ne repasse pas les plats ; néanmoins on peut conjecturer la survenue de dérives probablement différentes mais tout autant gravissimes ... L'entrée en masse de ces pensées dans le champ politique accroit la complexité des problèmes, notamment parce qu'elles sont affectivement difficiles à accepter ou appréhender et donc qu'elles ne sont pas traitées. Autrement dit on passe insidieusement et presque mécaniquement de pathologies individuelles à une pathologie sociale.
Le moi social comme résultat d'un arbitrage entre le "dedans personnel" et le "dehors social"
L'excuse sociologique longtemps reprochée à la gauche dans ses approches de la délinquance des cités afin de justifier de la priorité de la prévention sur la répression procède du même fonds d'analyse. Les manquements à la loi de toute nature sont attribués à la pauvreté, au chômage, aux conditions de vie difficiles, à la ghettoïsation, à l'absence de perspectives sociales ... Autant de causes jugées responsables de l'émergence chez les personnes qui en subissent les effets de pensées génératrices de délits et de crimes. Les délinquants seraient en quelque sorte "agis" au même titre que les racistes "ordinaires" seraient "parlés".
Dans chacun de ces cas il n'y a ni débat intérieur ni contrôle de la pulsion ou de la compulsion. Les effets que leur réalisation est susceptible de produire dans le monde sont ignorés. De plus, leur banalisation sur un fond général d'individualisme hédoniste exacerbé par la pression consumériste lève les censures et supprime pratiquement tout examen autocritique.
Au final on peut ne pas se penser raciste et tenir des propos racistes.
Cependant le pragmatisme "radical" nous apprend que la signification exacte d'un propos se trouve dans ses effets pratiques. Il en résulte que le jugement que chacun porte sur lui-même, corroboré souvent par un cercle d'amis, ne fait rien à l'affaire.
Bref, un raciste assumé ne ferait pas pire ... et là est le véritable problème ...