La Gauche Populaire est un « intellectuel collectif » de création récente qui se veut un contrepoids au think thank Terra Nova proche du PS. Sa ligne politique elle la définit sommairement ainsi : « le commun plutôt que les identités, le social avant le sociétal, l’émancipation collective plus que l’extension infinie des droits individuels ». Son but est de « bâtir une majorité sociologique et électorale » qui ne se satisfasse pas « d’abandonner les catégories populaires au Front National ou à l’abstention ». A cet effet la Gauche Populaire a mis dans le champ de l’analyse politique deux concepts nouveaux qui font débat : l’insécurité culturelle et l’insécurité identitaire. Le débat est vif et les reproches acerbes ; certains n’y voient rien moins qu’une extension vers la gauche de la lepénisation des esprits. Plutôt que de prendre abruptement parti dans le flot des anathèmes réciproques, il m’a semblé qu’il serait plus profitable de prendre pour objet le débat lui-même en évaluant aussi objectivement que possible les positions et les dispositions des différents acteurs. Les outils de l’analyse sémio-pragmatique me paraissent bien adaptés à cet usage ; ce sera bien entendu au lecteur d’en juger …
Approches et anathèmes
La Gauche Populaire considère que la troisième place de Marine le Pen avec 18% des suffrages confirme ses analyses et en tire argument pour pousser la gauche dans son ensemble à adopter ses propres conclusions(1). Selon elle l’élément structurant de l’élection présidentielle est « l’inquiétude très forte des classes populaires sur la situation économique et la mondialisation. Une inquiétude multiforme, que la gauche a pour le moment du mal à traduire, à penser, et sur laquelle elle peut difficilement s’appuyer pour consolider son socle électoral même après le vote ». Pour s’armer conceptuellement elle propose d’élargir le champ des insécurités en adjoignant aux insécurités économique et sociale l’insécurité culturelle et l’insécurité identitaire qui seraient particulièrement prégnantes dans les zones périurbaines où se concentrent les votes FN, ces ni tu ni vous des espaces intermédiaires dans lesquels vivent les victimes de la désindustrialisation et de la mondialisation, ces invisibles délaissés par la gauche au profit de minorités autrement visibles. Peu politisés, peu diplômés, peu insérés économiquement il est facile de les faire basculer vers des explications simplistes ethnicistes et xénophobes de la dégradation de leurs conditions de vie en accentuant la menace de la perte d’un « mode de vie » dont les contours sont tellement flous que toutes les peurs peuvent s’y cacher. L’effort de compréhension de leur comportement électoral exigerait de recourir à ces nouveaux concepts.
Dans un article documenté(2) Sylvain Kahn, chercheur à Sciences Po se livre à une critique d’abord épistémologique en soulignant que ces concepts n’appartenant pas au vocabulaire des sciences humaines et sociales ils ne sauraient être utilisés sans un effort préalable de clarification, c’est-à-dire de définition. Il en dénonce le flou originel accusant leurs promoteurs de postuler « que la culture et l’identité, comme le corps, comme un bien matériel, se caractérise par une intégrité ; un contour et une forme circonscrits et établis ; une stabilité. Qui devrait, qui plus est, se penser comme un patrimoine à protéger d’une menace et de toute évolution – comme si toute évolution était une altération. Penser en terme d’insécurité identitaire et culturelle suppose d’assigner les individus à une fixité, à une essence, à un attribut – hors de l'espace et du temps. ». Logiquement viennent les accusations de fixisme, d'essentialisme, d'ethnicisme et d'identitarisme qui relayent des accusations antérieures plus fortes de lepénisation des idées : « Telle une ombre portée, l’emprise du marinisme s’étendrait à la sphère des idées et de la parole experte —en l'occurrence de gauche? »(3). Evidemment le chercheur s’attire une réponse(4) vigoureuse de Laurent Bouvet dans laquelle cependant la question épistémologique n’est pas réglée puisque les concepts en cause y sont présentés comme de « simples hypothèses » et non comme des évidences révélées par l’élection. On en conclura qu’ils demandent à être validés par une communauté scientifique qui peine à se manifester notamment sur le plan académique.
L’éclateur idéologique : un concept pour appréhender le débat.
Evoquer la lepénisation des idées c’est admettre déjà la possibilité d’une circulation donc d’une passerelle. Pour en saisir le sens rien ne vaut un support iconique. Dans son approche de la genèse du national-socialisme Jean-Pierre Faye (5) a proposé l’allégorie de « l’éclateur » qui nait lorsqu’intervient la conjonction des extrêmes dans le « fer à cheval des partis ». Cette combinaison de signes qui superpose la géométrie du fer à cheval avec celle de l’hémicycle politique nous indique clairement la position de la Gauche Populaire dans une symétrie axiale d’opposition manifestement revendiquée par le choix des termes avec la Droite Populaire, la partie la plus lepénisée de la droite républicaine. Cette image globale a une grande valeur descriptive et heuristique. Elle est reprise par exemple par René Lourau(6) qui observe par exemple qu’en 1940 extrême droite et extrême gauche se rencontrent autour des thèmes de l’anticommunisme, de l’anticapitalisme, de l’antiparlementarisme et de l’antisémitisme dans un ensemble recollé par un pacifisme né du souvenir des horreurs de la guerre de 14-18. Il note bien à cet égard que l’éclateur idéologique produit des effets réels : des organisations fascistes (la Cagoule, le Parti populaire français de Doriot, le Rassemblement national populaire de Déat, l’Action Française de Maurras voisinent et parfois convergent avec d’anciens militants du mouvement ouvrier (Belin, ancien secrétaire général adjoint de la CGT , N°2 du syndicat, Ministre du Travail du maréchal Pétain, un des signataires de la loi sur le statut des Juifs du 3 octobre 1940. , Lagardelle ancien syndicaliste révolutionnaire, Tasca et Marion anciens responsables communistes et bien d’autres …) Lourau souligne aussi la valeur d’analyseur de l’éclateur qui fait littéralement sortir de l’ombre des organisations et des acteurs qui se croyaient à l’abri dans la pénombre des coulisses. Comment fonctionne l’éclateur ? Ce ne peut être un corps de doctrine explicite puisqu’ils sont a priori aux antipodes l’un de l’autre. L’exemple de la collaboration nous conduit plutôt à en chercher les principes dans les thèmes qui s’imposent à tous les acteurs et les organisations du champ politique. Les mêmes thèmes sont traités avec des concepts différents et conduisent à des pratiques ou à des préconisations. C’est à ce niveau que se produit l’éclateur qui rappelons-le conduit à une égalisation des charges électriques lorsque la tension est très grande. Et c’est à cet instant que l’on réalise que deux idées qui produisent les mêmes effets peuvent être regardées comme identiques (une assertion qui figure dans la panoplie du pragmatisme « radical » tel que pensé par son inventeur C.S.Peirce). Ces rappels historiques, même si leur gravité est sans commune mesure avec la période que nous vivons, nous invitent à regarder dans les temps présents les éventuelles conjonctions de thèmes et les éventuelles trajectoires singulières d’acteurs de la politique plus ou moins centrés sur ces thèmes.
C’est donc sur les thèmes forts du FN regardés comme des menaces sur le « mode de vie » à savoir les insécurités au sens le plus large (immigration, protectionnisme, souverainisme, dénonciation de l’assistanat) que l’on doit porter le regard sur les extrémités du « fer à cheval » des groupes politiques. C’est clairement le souverainisme qui fournit les premières singularités notables. Le Monde du 7 mai 2011 note en effet que « les deux prises "importantes" de l'ouverture mariniste : Paul-Marie Coûteaux -successivement proche de Philippe Séguin, Charles Pasqua, Jean-Pierre Chevènement, Philippe de Villiers ou encore de Nicolas Dupont-Aignan – et Bertrand Dutheil de la Rochère, ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement. ». En février 2011 on a appris que la CGT avait suspendu l’un de ses responsables, accusé d’avoir affiché publiquement son engagement politique au Front National au motif que ce dernier avait présenté publiquement “l’immigration comme cause du chômage”. L’éclateur idéologique est de toute évidence amorcé. Il y a déjà du monde dans l’arc,« ce lieu bien déterminé de la topographie lié à une fonction singulière : celle de faire éclater les langages idéologiques et d'introduire en eux ce qui a été désigné comme la Verschänkheit (Thomas Mann), l'entrecroisement ; ou encore le Schwanken, l'oscillation, l'alternance. » (J.P.Faye, cité par Nicolas Lebourg (7)). Comment fonctionne-t-il ? Où sont les passerelles ? Quels sont ces dangers qui font débat ?
Phénoménologie de l’arc des insécurités : une analyse sémio-pragmatique.
La notion de thème est trop vague pour aborder cette problématique. Il convient de recenser tout ce qui peut se présenter à l’esprit dans cet arc. Conformément aux prescriptions de l’analyse sémio-pragmatique (8) on se préoccupera en priorité des existants et des faits pris en considération, des concepts et/ou habitus sélectionnés pour les gouverner ainsi que les sentiments qu’ils génèrent. Par exemple on peut considérer le fait suivant : chaque année en France il rentre 180 000 immigrés légaux (on ignore combien il en sort). Considérer qu’ils posent problème c’est les mettre dans l’arc. Les placer sous le concept d’invasion c’est introduire plusieurs insécurités : économique (ils viennent prendre des emplois), sociale (ils viennent pour profiter de prestations), physique (dépourvus de ressources ils abondent la délinquance générale), psychologique (leurs modes de vie et leurs religions étranges altèrent le vivre ensemble). C’est le fonds de commerce bien connu du FN que lui dispute la droite sarkozyste. A gauche on les met généralement sous le concept de « chance pour la France » : économique (ils apportent des compétences qui font défaut), sociale (ils abondent les comptes sociaux), psychologique (ils contribuent à la diversité et à l’ouverture humaniste à l’autre). Le sentiment produit est plutôt positif. Les deux concepts semblent totalement incompatibles sauf si l’on accepte de répondre à la question : « y a-t-il trop d’étrangers en France » qui présuppose un jugement d’expérience formé dans la rue et/ou devant sa télévision. Une question à laquelle 61% (9) des français répondent positivement ce qui oblige tous les partis du « fer à cheval » à donner une réponse « politique ». Ces réponses vont de l’immigration presque zéro, à sa limitation au niveau actuel en passant par sa division par deux. Quoi qu’il en soit les immigrés sont installés dans l’arc et la passerelle est ouverte à tous les fantasmes donc à toutes les conversions (les gens qui affirment le plus qu'il y a trop d'étrangers habitent les communes où il y en a le moins). La conséquence pratique en termes d’habitus social c’est que les étrangers sont cause de bien des insécurités et qu’il faut prendre des mesures à leur égard. Le parti qui ne le ferait pas, à quelque titre que ce soit, s’exposerait à des déconvenues électorales. Il y a donc une nécessité politique dont le résultat le plus clair est d’ouvrir la voie au pire, ce qui explique la radicalité du débat ouvert par la Gauche Populaire et la violence des échanges puisque d’une certaine façon en instituant un débat on valide toujours les termes d’une problématique. De ce fait c’est l’existence d’un arc qui est présent dans tous les esprits. Les préconisations de limitation du nombre des immigrés par tous les partis introduit une voie possible vers une dynamique d’égalisation des idées qui porte la suspicion de lepénisation (10).
L’exemple de l’immigration renferme en fait l’ensemble des possibilités de passerelles car il déborde sur les autres thèmes, qu’il s’agisse de protectionnisme économique, de souverainisme politique ou de défense du modèle social qui tous peuvent être évoqués à son propos.
Conduite à tenir ?
Le caractère fatal de la situation créée finalement par le fait que l’hystérie anti-immigrés rencontre un sentiment diffus dans la société civile montre l’inutilité complète d’échanger des anathèmes. Que peut-on dire de plus sinon qu’il faut faire très attention à ce que l’on dit et à ce que l’on fait … par exemple éviter de parler de l’impossibilité d’accueillir toute la misère du monde (même si c’est une évidence) et ne pas détruire des foyers de travailleurs immigrés à coup de bulldozers … En somme s’abstenir de valider une quelconque problématique liée à l’immigration et éviter d’alimenter des polémiques à ce sujet. Et surtout, dans la durée, agir concrètement sur la vie des gens pour sortir ces thèmes de l’arc …
(1) http://gauchepopulaire.wordpress.com/2012/05/10/pour-aller-a-gauche-cest-par-ou/#more-186
(3) http://www.slate.fr/tribune/54377/identite-insecurite
(4) http://www.slate.fr/tribune/54435/proposition-combattre-serieusement-efficacement-lepenisme
(5) Jean-Pierre Faye Langages TotalitairesHermann, 1972.
(6) René Lourau Le principe de subsidiarité contre l'Europe, Presses universitaires de France, 1997
(7) http://www.phdn.org/negation/lebourg2001/praxis.html
(8) http://robert.marty.perso.neuf.fr/Nouveau%20site/DURE/MANUEL/default.htm