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Billet de blog 19 février 2022

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Un manque de délicatesse

La tension politique entre Paris et Bamako est extrêmement éprouvante pour nous français qui vivons au Mali. Partageant la sensibilité des maliens autant que celle de nos compatriotes, nous assistons, impuissants, à un jeu dangereux qui va à l'encontre de la délicate relation que nous avons construite avec les maliens.

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Ces dernières semaines, Monsieur Jean-Yves le Drian a qualifié publiquement et à plusieurs reprises, le gouvernement malien de « junte militaire illégitimement installée au pouvoir », provoquant à chaque fois un tollé au sein de la population malienne. Les Maliens, qui sont libres de s’exprimer, pensent que c’est avant tout à eux d’en juger. Et c’est là que le bât blesse : les militaires, qui ont renversé le président Ibrahim Boubacar Keïta il y a un an et demi, sont populaires. Par conséquent, le peuple malien s’est dressé contre la France, enfin contre Monsieur le Drian plutôt, jusqu’à renvoyer son ambassadeur. Ce qui ne s’était encore jamais vu !

Pourquoi ces propos ont-ils provoqué un tel tollé ? Pour le comprendre, il faut – comme d’habitude – s’éloigner du feu de l’actualité et remonter le temps. La dernière fois que des propos d’un haut responsable politique français avaient provoqué un pareil scandale en Afrique noire, c’était en 2007, au sommet de Dakar. Nicolas Sarkozy avait prononcé cette phrase malencontreuse : « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire… »

Les hommes politiques, avant de parler, s’appuient toujours sur l’intuition que leur parole est recevable pour leur opinion publique. Pourquoi ces paroles sont-elles acceptables pour les Français de France et inacceptables pour les Africains francophones – et même francophiles –, ainsi que pour les Français comme moi qui vivent depuis longtemps en Afrique ?

Là, il faut remonter à notre enfance. Depuis que je suis en âge de regarder la télé, l’Afrique, et plus particulièrement l’Afrique noire, m’a toujours été présentée comme un continent pauvre, misérable, parfois cruel, traversé en permanence par des famines, des épidémies, des coups d’État et des guerres. On nous expliquait que la cause principale de ces problèmes était le sous-développement. L’Afrique était en retard – sous-entendu sur nous – et nous pouvions l’aider à s’en sortir.

C’est une des raisons pour lesquelles le besoin d’aider l’Afrique s’empare de tant de jeunes Occidentaux (l’autre étant le salaire…)  C’est magnifique de provoquer des vocations chez les jeunes ! Malheureusement, cette vision simpliste, et réconfortante pour certains, ne tient pas compte d’un paramètre essentiel qui anime le cœur de tout homme digne de ce nom : la fierté. Si on aide une personne sans lui donner l’occasion un jour de nous rendre la pareille, à la longue notre aide devient humiliante et se retourne contre nous.

Nous voulons aider l’Afrique ? Alors posons-nous d’abord la question : en quoi les africains peuvent-ils nous aider - humainement parlant, je ne parle pas d’échanges de marchandises bien sûr ? Notre société est-elle si parfaite pour que nous n’ayons besoin de personne ? N’y a-t-il rien à envier dans la société africaine ?

 Cela fait plus de soixante ans que le peuple français pense aider le peuple malien, cela fait soixante ans qu’il se désole du résultat. Jusqu’à cette opération Serval puis Barkhane qui intervint au Mali en 2013 pour empêcher les colonnes djihadistes de foncer sur Bamako, et qui s’apprête aujourd’hui à s’en aller, dans des conditions si troubles que c’en est inquiétant.

Le peuple malien a remercié la France pour cette intervention en élisant à deux reprises, en 2013 et en 2018, le candidat qu'elle soutenait, le président IBK. Par ailleurs, je rappelle aux français qui trouvent que le Mali n’est pas assez reconnaissant du sacrifice de nos soldats, que le Sahel s’est embrasé suite à l’élimination de Kadhafi... par la France. En intervenant au Mali, la France jouait plus les pompiers pyromanes que les bienfaitrices…
Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

La force française a réussi sa mission qui était de contenir les djihadistes afin que ne se crée pas au Sahel un nouveau califat à la Daesh. En revanche, elle n’a pas su maintenir la paix à l’intérieur du pays. Ce n’était pas son rôle. Mais c’était peut-être un des effets pervers de sa présence à long terme au Mali. L’armée malienne, reléguée au second plan, s’est petit à petit démoralisée et démobilisée, et a laissé le banditisme, petit et grand, gangréner le pays.

Le coup d’état mené par le colonel Assimi Goïta en août 2020 a été plutôt bien accueilli par les populations. IBK était certes démocratiquement élu, mais le système politique qu’il représentait s’apparentait plutôt à une cleptocratie. Voilà pourquoi, alors que la France appelle à des élections démocratiques dans les plus brefs délais, le peuple malien lui, considère qu’aller voter n’est pas la chose la plus urgente à faire au Mali aujourd’hui.

Depuis 10 ans, les maliens attendaient un homme fort pour sauver leur pays et rendre sa fierté à son armée. Ils rêvaient d’un nouveau Sankara, et croient que ce peut être le colonel Goïta. Qu’ils aient raison ou tort, je tremble à l’idée que Goïta puisse subir le même sort que Sankara, car la colère des maliens serait absolument dévastatrice.

Monsieur Le Drian est un diplomate expérimenté. Il ne prononce pas ces paroles par hasard. En offusquant les Maliens, il provoque des réactions anti-françaises – comme le renvoi de notre ambassadeur –, lesquelles, à leur tour, déclenchent en France des réactions outrées à propos de l’ingratitude du peuple malien vis-à-vis de la France, et notamment de ses soldats morts au Mali… Pourquoi fait-il cela ? Impossible de le savoir à notre niveau. Mais ce que nous savons avec certitude, c’est qu’il joue à un jeu dangereux pour nous, Français installés au Mali.
Parmi les hypothèses possibles, on peut supposer qu’il cherche à créer, aux yeux des différentes opinions publiques, la justification d’un départ précipité de nos armées du Mali. Ainsi, au cas probable où ce départ déclencherait un chaos, le gouvernement français pourrait en rejeter la faute sur les Maliens…
Il n’y a rien de plus délicat que le repli d’une armée, surtout quand celle-ci n’est pas parvenue à gagner la guerre. C’est dangereux, humiliant parfois, mais absolument nécessaire un jour ou l’autre. C’est cette délicatesse que je demande à nos responsables politiques aujourd’hui. D’elle dépend notre présence au Mali.

Pour en revenir à l’image que nous avons de l’Afrique en France, elle n’a pas changé depuis mon enfance. Elle n’est pas dépassée, elle est fausse depuis le départ. Et c’est parce qu’elle est fausse qu’elle permet à nos gouvernants les plus grossières manipulations de l’opinion publique et provoque de graves erreurs d’appréciation de leur part. L’Afrique n’est pas en retard, elle est différente. Elle n’est pas sous-développée, elle poursuit son développement. Depuis soixante ans, l’Afrique aide l’Europe autant que l’Europe aide l’Afrique.
C’est parce que nous n’en avons pas assez conscience ou parce que nous ne l’acceptons pas que notre aide n’est pas reçue comme nous l’attendons. La force Barkhane ne fait pas exception.

Bamako, le 19 Février 2022

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