Ce mouvement, né dans l’ombre des primaires de Bernie Sanders puis porté par Alexandria Ocasio-Cortez, a désormais un visage exécutif et un mandat populaire.
Cette gauche ne s’excuse plus d’être social-démocrate dans un pays qui l’a longtemps bannie de son imaginaire. Elle assume un agenda de redistribution, de justice climatique et de droits du travail, et choisit de disputer l’orientation du Parti démocrate de l’intérieur — pari stratégique dans un système verrouillé par le bipartisme. Les Democratic Socialists of America (DSA), aile gauche du parti démocrate, fournissent l’ossature militante : leur lecture du capitalisme — place principale de la hiérarchie des combats au travail, conflictualité sociale, nécessité du syndicat — a trouvé son public dans une génération marquée par la précarité, la dette étudiante et l’urgence écologique.
La trajectoire a pourtant tout d’un retour historique. Le socialisme américain, enraciné au XIXᵉ siècle, a connu un bref âge d’or avant la chape de plomb de la Guerre froide et du maccarthysme, qui l’a relégué à la marge et criminalisé symboliquement. Quelques enclaves ont tenu bon — Milwaukee avec Frank Zeidler, par exemple — rappelant qu’un socialisme municipal peut prospérer là où syndicats et tissu civique demeurent forts. La refondation a pris forme dans les années 1970-1980, quand droits civiques, féminisme, mouvement noir et écologique ont convergé ; de cette effervescence est né le DSA (1982), avec une lucidité tactique : survivre et peser en agissant au sein du Parti démocrate.
Puis est venu le « moment Sanders ». Ses campagnes de 2016 et 2020 ont brisé un interdit en installant un lexique social-démocrate au centre du débat national. Il n’a pas gagné l’investiture, mais il a fissuré le consensus libéral du parti, ouvert la voie à une génération d’élus locaux, et donné au mot « socialisme » une légitimité civique chez les moins de quarante ans.
Le cycle politique s’est ensuite brutalement tendu. La victoire de Donald Trump en 2024 a précipité une crise profonde chez les démocrates : image de parti au plus bas, défaite de Kamala Harris, et une base qui préfère désormais le blocage à la coopération face à la droite. Dans ce paysage, les républicains tiennent de justesse le Congrès (219 représentants, 53 sénateurs) : assez pour dérouler un agenda présidentiel qui, par contraste, rend audibles les contre-propositions de la gauche. La « vieille caste » démocrate, longtemps championne du « moindre mal », n’apparaît plus ni efficace électoralement ni pertinente socialement.
Cela rappelle, en France, la vieille tension qui a traversé le Parti socialiste : d’un côté, une ligne d’accompagnement – portée jusqu’à son paroxysme lors de la bataille autour du Traité constitutionnel européen –, de l’autre, l’appel à rompre avec un modèle néolibéral dont la crise de 2008 a révélé la logique d’autodestruction. Il n’est pas indifférent que l’actuel président, Emmanuel Macron, soit issu d’un gouvernement se disant socialiste tout en étant contesté comme tel, et qu’il soit aujourd’hui perçu comme le principal soutien des oligarchies économiques. Depuis, la gauche s’est davantage dispersée qu’unie.
La nouveauté est organisationnelle aux Etats unis devrait nous inspirer : la gauche a appris à former ses cadres, à gagner des exécutifs locaux, à tisser des coalitions majoritaires. Des figures comme Ryan Clancy à Milwaukee ou Omar Fateh au Minnesota incarnent ce socialisme municipaliste qui parle des loyers, des transports, des crèches, du quotidien — loin des incantations identitaires auxquelles la droite adore la réduire. Non sans caricatures : qualifiée de « communiste » par le trumpisme, cette gauche persiste et élargit son électorat. Jusqu’à offrir, avec Mamdani, un exécutif new-yorkais et, pour 2028, une fenêtre stratégique dont témoigne la popularité d’Ocasio-Cortez auprès des démocrates.
New York n’est pas l’Amérique — mais New York dit quelque chose de l’Amérique qui vient. Là, la financiarisation a dévoré la ville ; la gentrification a fait flamber les loyers ; des quartiers entiers se sont refermés sur les classes populaires. Mamdani a placé le logement au centre : construction massive de logements publics sur dix ans, renforcement des transports collectifs, maillage de crèches, gratuité de l’éducation jusqu’à six ans.
Autrement dit : remettre les « services publics » au cœur d’une campagne américaine — rareté politique et signal de réalignement.
Cette victoire s’inscrit aussi dans une carte électorale mouvante : succès démocrates en Virginie et au New Jersey, profils variés (ex-pilote de la Navy, ex-agent de la CIA), et New York comme métropole diverse où les minorités pèsent. Les paniques rhétoriques de la droite sur la part des familles immigrées à New York soulignent un basculement démographique qui travaillera, dans le temps, l’équilibre partisan. Mais la mise en garde s’impose : ce qui réussit à New York n’est pas mécaniquement exportable. Ailleurs, la machine démocrate reste centriste ; le financement public des campagnes n’existe pas partout ; les super PAC conservent la main (Les super PAC (pour independent expenditure-only committees) sont des comités politiques américains qui peuvent lever et dépenser des montants illimités pour soutenir ou attaquer des candidats)
Reste l’essentiel : la gauche a repris langue avec la majorité sociale par le bas. Elle parle de loyers, de bus, d’énergie, de classes d’accueil ; elle traite la crise écologique comme une politique industrielle et de bien-être ; elle remet la dignité du travail au centre. La défaite n’était pas une fatalité, la marginalité non plus. La victoire de Mamdani ne clôt rien : elle ouvre une séquence où l’hégémonie se disputera dans les villes, les syndicats, les services, les budgets — et au sein d’un parti que la gauche ne craint plus de transformer. « Nous avons fait tomber une dynastie », a-t-il lâché, promettant de ne plus prononcer le nom de l’adversaire. C’est peut-être cela, le vrai renouveau : moins de gestes symboliques, plus de construction patiente. Le socialisme démocratique, à New York, est redevenu une chose sérieuse. Au pays tout entier d’entendre ce qui se joue lorsque la politique redevient un service rendu à la vie ordinaire.
Ce qui se joue aujourd’hui aux États-Unis — plus précisément dans l’un de ses foyers les plus singuliers, au cœur de cette puissance hégémonique depuis près d’un siècle — est un signal fort.
La gauche en France comme en Europe aurait tout intérêt à l’entendre, pour s’en inspirer et s’engager dans un mouvement résolument conquérant, orienté vers la prise du pouvoir et la transformation du réel.