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Billet de blog 22 octobre 2025

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Guillaume Erner partout, service public nulle part

La matinale de France Culture s’est transformée en un long tunnel où, entre les moments de répit, on attend avec appréhension les prochaines interruptions ou interventions de l’animateur, qui donnera son avis, orientera ses interviews ou ses chroniques selon ses marottes personnelles. C’est là une forme originale de privatisation de l’antenne publique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'accaparement d'une part croissante des médias par des grandes fortunes fascisantes, et le suivisme d'une partie du champ médiatique, réduisent jour après jour la surface des espaces médiatiques de qualité et respirables. Et ce rétrécissement, malheureusement, touche aussi de plus en plus le service public de l'audiovisuel. Auditeur assidu de radio, j'avais depuis de longues années trouvé refuge sur France culture, qui demeurait encore un bastion relativement protégé des mauvais vents et des tempêtes de l'époque.

Or là aussi, la digue commence à céder et, au fil des ans, j'assiste, comme bien d'autres derrière leur poste radio, à une lente dégradation. En septembre, j'ai écrit à la médiatrice de la radio publique pour faire état de mon malaise. J'ai reçu un accusé de réception, puis le courrier est resté lettre morte. Je le partage donc ici. Le désarroi et la tristesse que j'y décris face au saccage de ce service public, notre bien commun, fera-t-il peut-être des aux sentiments d'autres auditeurices.

Guillaume Erner partout, service public nulle part (ou La résistible extension du domaine de l'homme orchestre)

« Fidèle auditeur de France Culture depuis deux décennies, c’est la première fois que je m’adresse à la médiatrice de Radio France. Dans le passé, il m’est bien sûr arrivé de ressentir de l’agacement, parfois de l’indignation passagère, à l’écoute de ma radio de cœur, mais jamais de quoi oser protester officiellement. Cette fois, la coupe est pleine : l’agacement et l’accablement ressenti à l’écoute de la matinale de France Culture depuis la rentrée est continu, autant que le sentiment de gâchis devant la dégradation du service public. Permettez-moi d’exprimer mon désarroi d’auditeur, en espérant qu’il puisse être entendu.

Comment en est-on arrivé là ? Eh bien : par l’accaparement progressif du temps d’antenne par Guillaume Erner, évinçant progressivement ses collègues. Il y a encore deux ans, la formidable Julie Gacon animait les Enjeux internationaux, puis l’animateur des matins a pris sa place ; la saison dernière, la question du jour, bien souvent passionnante, était conduite par Marguerite Catton, évincée elle aussi, au profit de la même voix. Dans les deux cas, un travail fouillé et éclairant, qui permettait de mieux comprendre le monde qui nous entoure, du très bon journalisme en somme, évacué de l’antenne. Et cette disparition au profit de l’omniprésence du producteur de la matinale, qui s’occupe presque de tout, tout seul : les chantiers de la recherche, les titres de la presse, le billet d’humeur, le trait d’humour de 7h15, les enjeux internationaux, l’invité·e des matins 1, l’invité·e des matins 2. Sans parler des multiples interruptions, plus ou moins inopinées, des journalistes et des chroniqueurs·euses pendant toute l’émission.

Il faudrait faire le décompte précis du temps d’antenne occupé par l’animateur, et accaparé progressivement depuis dix ans. Mais on peut l’affirmer avec certitude, en temps d’antenne ressenti, c’est beaucoup trop. Ainsi, depuis cette rentrée, entre 7h et 8h du matin, hormis les deux journaux et la revue de presse internationale, une seule voix vous accompagne. C’est l’occasion d’une étrange expérience : au réveil dans mon lit, Guillaume Erner ; sous la douche, Guillaume Erner ; dans la cuisine pour préparer le petit-déjeuner, Guillaume Erner ; au salon, Guillaume Erner ; et sur la route du travail, devinez qui ?

Au lieu du rôle de chef d’orchestre, l’animateur de la matinale s’est transformé en homme-orchestre. Avec, pour résultat, la dégradation de la qualité du service public : en se démultipliant dans toutes les directions et en cumulant toutes les casquettes, il est évidemment impossible d’offrir la qualité du travail que fournissent les excellent·es journalistes de France Culture (et pour penser le contraire, il faut sans doute manquer de modestie). Et non seulement (faute de préparation et de maîtrise des sujets), ces multiples interventions sont bien loin des attendus d’une radio comme France Culture, mais presque systématiquement, ce temps d’antenne est utilisé par l’animateur pour s’épancher, donner son avis personnel, sur un nombre infini de sujets. Or avec le temps qu’on passe, malgré nous, à l’écouter, on commence à bien (trop) connaître ses opinions, à le voir venir, et à être agacé et fatigué par la présence unilatérale de l’animateur.

Cette omniprésence dégrade le service public de la radio. Le billet d’humeur en est une caricature : ainsi de l’affirmation confusionniste « je suis Charlie Kirk », qui sacralise une icône fasciste et attribue faussement sa mort à la « gauche radicale », reprenant ainsi des discours trumpistes sans s’embarrasser de la moindre vérification des informations – à mille lieux des principes de base du journalisme et de l’esprit du service public radiophonique. Mais la mort de Charlie Kirk n’est qu’un cas récent parmi d’autres, les exemples sont légion, au cours desquels on a davantage la sensation d’entendre quelqu’un proposant un résumé de son fil X qu’un journaliste au travail. L’expression des opinions et des humeurs de Guillaume Erner, à longueur d’antenne, est devenue l’inverse de ce qu’on attend de France Culture : au lieu de la diversité, l’omniprésence et l’opinion d’un seul ; au lieu d’un travail de journaliste fouillé, sourcé et argumenté, qui permet aux auditeurs de s’élever, des interventions inopinées, qui aident moins à comprendre et décrypter l’actualité qu’à imposer partout l’avis de l’animateur.

La matinale de France Culture s’est ainsi transformée en un long tunnel où, entre les moments de répit salvateurs (les excellents journaux, la revue de presse internationale, etc.), on attend avec appréhension les prochaines interruptions ou interventions de l’animateur, qui donnera son avis, orientera ses interviews ou ses chroniques selon ses marottes personnelles.

C’est là une forme originale de privatisation de l’antenne publique. Dans un contexte de dégradation accélérée de l’espace médiatique, sous la tutelle de grandes fortunes et de forces politiques fascisantes, dont les services publics ne sont pas épargnés, cette évolution est profondément regrettable et suscite une inquiétude immense.

Mais c’est ainsi. Depuis la rentrée, je fais donc quelque chose de nouveau, en vingt ans d’écoute de la matinale, et bien malgré moi : j’éteins la radio.

Guillaume Erner partout, service public nulle part.

Guillaume Erner partout, radio off. »

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