Jeudi dernier, 7 mai 2020, les ministres se sont succédé au pupitre de Matignon pour achever de présenter le plan de déconfinement choisi par l'Exécutif. Dans cette formule « course de relais » des discours ministériels, les décisions annoncées, les mots employés et les postures adoptées ont révélé les trois objectifs principaux au fondement du plan de déconfinement :
1- asseoir une prétendue autorité d'État,
2- réaffirmer le credo néo-libéral de la « croissance »,
3- renforcer l'encadrement policier.
1- Asseoir une prétendue autorité d'État
L'attitude oratoire des ministres lors de leur allocution révèle la part d'autoritarisme qu'ils prennent à la lubie monarchique d'Emmanuel Macron. Qu'entend-on par « autoritarisme » ? Précisément le contraire de l'autorité. L'autoritarisme est l'ambition qui, dans la frustration de son incompétence, veut singer l'autorité. Il y a différentes façons de singer l'autorité, et différentes manières d'y échouer. Jeudi 7 mai, l'autoritarisme du gouvernement s'est manifesté tout autant dans l'anxiété atmosphérique de Jean-Michel Blanquer que dans la désinvolture faussement sereine d’Édouard Philippe. Ils voulaient donner le change. Vouloir donner le change, voilà déjà de la singerie. Mais vouloir donner le change au moment où, plus que jamais, l'inconséquence coûte cher, c'est une véritable manifestation d'autoritarisme. Le pantomime de la « situation-maîtrisée » exécuté par les ministres, jeudi dernier, s'inscrit dans le sillage du discours martial tenu par le Président de la République le 16 mars. Les courtisans imitent le prince ; et, tout en évitant ses excès, ils tombent plus aisément dans le ridicule.
Jean-Michel Blanquer était visiblement rongé d'anxiété, à en croire la manière dont il replaçait machinalement ses feuilles de papier sur son pupitre. Réprimandé récemment par le Premier Ministre pour avoir pris l'initiative d'annoncer la réouverture des écoles, il parlait difficilement, inquiet sous un regard inquiétant. Toutefois, il n'a pas pour autant renoncer à l'implacabilité de son calendrier de reprise scolaire ni à la fermeté de ses expressions fétiches (telles que « nation apprenante »), alors même qu'il lui manquait et lui manque encore l'autorité légitime pour convaincre ses concitoyens de la nécessité de ce calendrier et de l'intelligence de ces expressions.
Édouard Philippe, quant à lui, a joué le surplomb et la sérénité. En témoigne la façon dont il s'accoudait nonchalamment à son pupitre et dont il distribuait la parole à ses ministres, semblant par instants avoir oublié leur nom. Voici la singerie : aux ordres d'un Président inconséquent, il doit donner l'impression d'être lui-même conséquent. Derrière l'image de maîtrise et de sérénité que donne Édouard Philippe, il y a, en effet, l'évidente inquiétude de l'homme-de-main soumis à un maître trop sûr de lui. Cette situation délicate d'un Premier Ministre ficelé à l'ego et à l'incompétence du Président, tout en ayant, semble-t-il, conscience des carences de ce chef, a été mise en lumière, « à chaud », par le discours de Jean-Luc Mélenchon, président du groupe parlementaire de la France Insoumise, lors de sa réaction à l'intervention d'Edouard Philippe, le 28 avril dernier1 : « on voit bien, souligne le député des Bouches-du-Rhône, que vous êtes aujourd’hui le bouc émissaire de confort de toutes sortes de gens, et d’abord dans votre propre majorité ».
Plus largement, tous les ministres – chacun.e à sa façon – a paru, du moins en intention, inébranlable de maîtrise et de lucidité, dans un moment où l'humilité individuelle et le dialogue démocratique semblent pourtant préférables. La marque de cet ego de la certitude et de la compétence se révèle à travers une tendance rhétorique particulière : la croyance des gouvernants en la performativité de leur parole. Dans la bouche de Jean-Michel Blanquer expliquant la nécessité d'une reprise de l'école pour les plus petits, comme dans celle d'Elisabeth Borne assurant que l'on évitera le trop-plein d'affluence dans les transports, on dirait que le fait de dire leur vérité leur suffit, et qu'ils croient que cela nous la rend réelle.
2- Réaffirmer le credo néo-libéral de la « croissance »
Le plan gouvernemental de déconfinement n'est pas motivé par des raisons sanitaires ou sociales, mais par un objectif politique. Cet objectif politique s'avère être un objectif financier, puisqu'il consiste, pour le gouvernement, à s'accorder avec les intérêts du grand patronat. Depuis plusieurs semaines, on entend cette admirable double-injonction : « Confinez-vous ! Et retournez travailler ! » Valet du Capital, zélé entre tous, le gouvernement français impose aux gens de revenir travailler pour permettre aux grands actionnaires de continuer l'accumulation accélérée des profits au moyen d'une force de travail qui n'est pas la leur. « Faire repartir l'économie » est une expression creuse. Car de quelle économie parle-t-on ? Quel est ce moteur que l'on veut-on à tout prix redémarrer ? Il va de soi que l'on ne parle pas de l'économie paysanne des utopies écologiques ou communistes, organisant la production selon les besoins et le transport suivant des circuits courts. Il va de soi que le moteur n'est pas celui des activités indispensables ni des petits commerces. Non. On parle, précisément, d'une économie financiariste, productiviste et globalisée : de l'économie capitaliste.
Tout incohérent qu'il parût d'abord, le retour à l'école apparaît dès lors comme stratégique. Pourquoi, en effet, faire reprendre les plus petits en premier (et non les lycéens qui passent le baccalauréat) sinon pour créer une garderie devenue incontournable au retour au travail des parents ? Jean-Michel Blanquer n'a pas même jugé décent de s'en cacher. L'école est, selon lui, la solution idéale pour les parents qui n'auraient pas trouvé d'autres « solutions de garde ». Dans l'esprit de cet homme, l'école n'est pas le lieu atemporel de l'instruction, de la curiosité, en un mot : de l'épanouissement intellectuel pour les enfants, mais un lieu contextuel de garderie dans l'intérêt des parents, et surtout celui de leurs patrons.
Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, pousse l'indécence jusqu'à considérer le ralentissement de la « croissance » comme plus préoccupant que la mort de nos propres concitoyens. « Nous avons perdu... beaucoup de croissance. », a-t-il dit au début de son allocution. Pas un mot au sujet des milliers de décès qui endeuillent notre pays, mais une larme aux bords des yeux quand il s'agit de la « croissance ». Il y a de l'indécence dans le rapport que ce type de discours entretient avec l'implicite et l'explicite. La réalité des relations de domination sociale reste implicite, tandis que le credo capitaliste de la productivité est désormais explicite, en toute décontraction, au point d'inaugurer le discours prononcé par le ministre de l'Économie. Plus que de la décontraction, c'est de la résignation ; de cette résignation qui puise dans la fosse de l'aveuglement. La pause orale que Bruno Le Maire a marquée entre le verbe « perdre » et son complément « beaucoup de croissance » a même induit un très court effet de suspens, durant lequel on s'attendait logiquement à un complément tel que « beaucoup de nos concitoyens » ou bien « beaucoup de nos amis ». Cet effet de suspens, aussi bref fût-il, a grossi l'indécence de cette phrase. Il semble qu'aux yeux du ministre la mort d'un travailleur ne représente pas une tragédie affective ni familiale, mais des points de P.I.B. en moins.
3- Renforcer l'encadrement policier
La volonté d'asseoir une autorité d'État et de réaffirmer le credo de la « croissance » sont deux raisons profondes qui expliquent le choix d'un déconfinement le 11 mai. Toutefois, ces deux raisons échouent à rendre compte du plan en lui-même, singulièrement de son calendrier et de son encadrement. Comment comprendre que les cafés, bars et restaurants restent encore fermés, alors même que la Fnac rouvre ses portes ? On dira – et l'on aura raison – que le credo capitaliste de la « croissance » est en cause, lequel profite essentiellement aux grandes entreprises. Donc à M. Pinault, multimilliardaire. Mais c'est insuffisant. En quoi le retour à l'école dans des conditions sanitaires rigoureuses serait-il, dans ce cas, plus facile à organiser que la réouverture des terrasses des bistrots ? Le gouvernement nous dit que les rassemblements publics ne doivent pas excéder dix personnes. Est-ce pour cela ? En ce cas, comment rendre raison du chiffre de quinze élèves, arbitrairement arrêté par le ministre de l'Éducation Nationale comme étant le nombre maximal d'élèves pouvant être accueillis dans une salle de classe ? Cela ne fait-il pas cinq personnes de plus, dans un milieu confiné, que le nombre autorisé dans un milieu ouvert ?
Sous l'absurdité apparente, mais bien réelle, de ces décisions, il a une cohérence martiale. De même que, sous les plumes frivoles qui empanachent le heaume du roi lors de son départ pour la guerre, on distingue les plaques d'acier de sa cuirasse et la pointe acérée de sa lance, de même, sous les absurdités énormes du plan gouvernemental de déconfinement, on distingue le bout de la matraque d'un C.R.S..
Expliquons-nous.
La vraie cohérence dans la fermeture des cafés, bars, restaurants, d'une part, et dans l'extension des possibilités de contrôle, d'autre part, est le renforcement intentionnel de l'encadrement policier. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur, a annoncé, jeudi 7 mai, le déploiement de 20 000 policiers supplémentaires, au prétexte du contrôle des attestations. De surcroît, il accorde aux agentes et agents de sécurité de la R.A.T.P. et de la S.N.C.F. des pouvoirs de police qu'ils n'avaient pas, en leur permettant de verbaliser leurs concitoyens pour non-respect de la distanciation physique. Distanciation pourtant impossible à observer dans les transports parisiens. Le ministre conforte, par là même, la militarisation de ce personnel. Pour rappel, celui-ci est autorisé à porter une matraque et une arme à feu, et , dans le cas des agents du G.P.S.R.2 de la R.A.T.P., est en droit, depuis la loi « Le Roux – Savary » de mars 2016, de retenir manu militari toute personne soupçonnée de fraude, en attendant la venue de la police nationale. La multiplication des agences armées autour d'une même mission n'a rien de rassurant. En témoigne l'analyse menée par Johann Chapoutot au sujet du libéralisme à l’œuvre dans le régime nazi. Le degré de violence n'est évidemment pas le même ; mais l'échelle sur laquelle nous nous trouvons, si.
Ainsi, le contrôle des attestations et de la distanciation physique n'est qu'un grossier prétexte au déploiement des forces de police. Si le gouvernement a bien pris acte, comme nous, de l'impossibilité de respecter la distanciation physique dans le métro – s'il a pris acte, comme nous, de l'absurdité qui consiste à demander une attestation de sortie à des personnes à qui, précisément, l'on impose de sortir pour aller travailler, comment expliquer, à Paris tout au moins, que le gouvernement ne décide pas conséquemment que le déconfinement est impossible ?
Imposé, tout d'abord, par le credo de la « croissance », ce déconfinement lui fournit, en outre, l'occasion de déployer ses troupes . Car les forces de police ne sont pas les agents de la santé publique d'aujourd'hui, mais les rouages de la répression gouvernementale de demain. Elles sont disponibles pour la répression, car le gouvernement a peur. L'Exécutif est terrifié à l'idée que le mouvement social puisse retourner massivement dans la rue, pour contester ses décisions, demander sa démission en bloc, exiger la restauration de nos services publics tout en condamnant haut et fort ceux qui les ont ravagés, aspirer (qui sait ?) les armes à la main à l'Égalité dans les faits. Le gouvernement redoute des « débordements », comme dit le jargon journalistique. Il rehausse donc les parois de l'évier social pour éviter les éclaboussures, quitte à y noyer les contestataires. Ces parois, ce sont les policiers. Mais ce sont aussi les « lieux de convivialité », quand ils sont fermés. Car ce sont avant tout des lieux de sociabilité, donc de politisation ; des lieux beaucoup moins facilement contrôlables que ne le sont l'usine, l'entrepôt ou l'open space. Les cafés sont la base arrière des manifestations. Les bars sont le quartier général des grèves. Tous ces lieux sont l'antichambre de cette pièce redoutée par le gouvernement, qui en maintient la porte bien close : l'émeute.
Après les mois de manifestation et les accès d'émeute des « Gilets Jaunes », après la prise de conscience de nombreux concitoyens face aux désastres du capitalisme néo-libéral, après la dégradation extrême des conditions de vie des plus pauvres durant le confinement, notamment en Seine-Saint-Denis, le retour dans la rue est un motif de crainte extrême pour le gouvernement. Car la faim touche de plus en plus de personnes dans notre pays. La faim ! Sans métaphore ! Dans un article du 25 avril dernier, Le Figaro nous informait que le préfet de Seine-Saint-Denis, Georges-François Leclerc, redoutait ce qu'il appelle des « émeutes de la faim ». Estimant à près de 20 000 le nombre de personnes qui, dans son département, vit dans une misère qui les affame, le préfet indique que la menace de telles émeutes est bien réelle et qu'elle doit être prise au sérieux. Même chose dans les quartiers de Marseille, comme le rappelait Jean-Luc Mélenchon dans le discours du 28 avril mentionné plus haut.
« La misère s'accroît : agissons ! », hurle la réalité. « Déployons plus de policiers », répond le gouvernement. En somme, la parade ministérielle du 7 mai dernier fut avant tout un air-de-rien policier. Tout en souriant sobrement au peuple, dans une apparente maîtrise de la situation, le gouvernement fait de grands gestes dans son dos pour rassembler ses troupes.
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Face à ces trois objectifs gouvernementaux, le cœur et la raison s'indignent. La dignité humaine et la liberté démocratique protestent contre la première. Le sens de la logique et celui de l'égalité protestent contre la deuxième. Quant à la troisième, il nous suffira, pour protester contre elle, de nous rappeler que les députés du peuple avaient rédigé, en 1793, un 35e article3 dans la section « Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen » de cette magnifique Constitution du 6 messidor an I, qui ne fut jamais appliquée...
1 Cette tension interne a également été mise en évidence par un article d'Ellen Salvi, pour Mediapart, ce même 28 avril (https://www.mediapart.fr/journal/france/280420/deconfinement-l-executif-se-contredit-encore).
2 Groupe de Protection et de Sécurité des Réseaux.
3 Pour lire la Constitution de l'an I : https://fr.wikisource.org/wiki/Constitution_du_24_juin_1793#DECLARATION_DES_DROITS_DE_L'HOMME_ET_DU_CITOYEN .