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Billet de blog 15 avril 2020

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Les agriculteurs ne sont plus des paysans mais des prolétaires

Le capitalisme industriel et global a socialement transformé les agriculteurs : il les a prolétarisés. Les agriculteurs sont désormais des ouvriers de la campagne, aussi exploités, aussi maltraités, aussi perdus que ceux des villes, quoique différemment. Ils souffraient en paysans ; ils meurent aujourd'hui en prolétaires.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

     Les agriculteurs sont doublement prolétaires dans la matrice de la globalisation capitaliste. Ils sont prolétaires au sens économique et au sens étymologique du mot « prolétaire ».

     Au plan étymologique, ils sont ceux qui, aux yeux des autres, tirent leur valeur de leur proles, c'est-à-dire de leur « progéniture »1. Or, quelle est la progéniture de l'agriculteur ? Sa production, c'est-à-dire ses fruits, ses légumes, ses céréales2. N'oublions pas, en effet, que les agriculteurs sont ceux qui produisent les denrées premières et nécessaires : en cela, leur « prolétariat » est à prendre en bonne part, au sens de production du primordial.

     Au plan économique, ils sont autrement prolétaires : leur prolétariat est à prendre au sens d'exploitation économique, laquelle exploitation est organisée par la confiscation des moyens de production. En effet, les agriculteurs subissent la contrainte écrasante du productivisme financiarisé. Ils sont devenus des ouvriers du monde rural, alors qu'ils étaient jusque-là des paysans. De même que les ouvriers du bâtiment sont soumis aux cadences et aux dangers imposés par les entreprises de maîtrise d’œuvre, de même les agriculteurs sont, depuis les années 1970, soumis aux exigences de rentabilité imposées par les multinationales de l'agronomie, de la mécanique agricole et de la prétendue « grande » distribution. Ils sont, plus indirectement, soumis au carcan légal des aides pécuniaires européennes (telles que celles issues de la P.A.C.), puisque ces aides ne sont pas des dons libératoires, mais des avoirs contraignants. Ces avoirs permettent, dans les faits, de drainer les investissements agricoles vers certains secteurs profitables à l'économie capitaliste. Il n'est point question, à travers ces avoirs, d'assurer aux agriculteurs un revenu minimum pour vivre, ni même, par exemple, de leur permettre de bénéficier de tarifs préférentiels auprès des grandes scieries régionales en vue de rénover une grange. Non, il est question de leur faire acheter un lourd outillage agricole, à la fois inutile et encombrant ; de leur faire acheter des semences, qui, loin d'être endémiques, appauvrissent les sols ; ou encore de leur faire acheter des engrais et des pesticides, lesquels provoquent des ravages dans les écosystèmes ruraux. Il est question de les faire banquer.

La fin des paysans

     Celles et ceux que l'on appelaient auparavant « paysans » n'existent plus : ce sont désormais des prolétaires ruraux. Il convient de prendre la mesure de cette transition. Le « paysan » est celui qui est attaché à sa terre, à sa parcelle, à son « pays ». Le prolétaire est celui qui est enchaîné à des marchés économiques. Le paysan est défini par sa localité. Le prolétaire est diffus dans la mondialisation. Pour le paysan, tout se passe en « circuit fermé », tant du point de vue alimentaire que du point de vue commercial. Tel est le cas de l'agriculteur au XIXe siècle ; et ce, jusqu'au milieu du XXe siècle. Pour preuve, voici comment Karl Marx définit les paysans français dans son analyse du 18 Brumaire de Louis Bonaparte3 (1852) : « Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais ils ne constituent pas de classe dans la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local [...] ». Cette définition – double, à la vérité : classe sociale ou simple type social – permet de jauger l'écart qu'il y a entre le paysan et le prolétaire rural. Tout d'abord, Marx envisage les « paysans » comme une classe à part, donc comme une classe distincte de la classe bourgeoise et de la classe prolétarienne. Le paysan n'est donc pas à ses yeux un prolétaire. Ne l'être « pas encore » est, du reste, la condition pour qu'il puisse le devenir. Du « local » (mot de Marx), le paysan est passé au « global », du terme anglais globalisation (terminologie préférable à « mondialisation »). Toutefois, et plus singulièrement encore, Marx définit le paysan comme étant « séparé » des autres paysans du fait même de sa situation économique. Cette dernière définition sous-entend que le prolétaire, lui, n'est pas séparé des autres prolétaires, mais évolue dans les mêmes conditions économiques. Or, cela conduit Marx à rejeter la définition de la paysannerie comme une classe sociale : pourquoi ? Parce qu'une classe sociale rassemble les membres qui la composent en vertu d'une certaine organisation globale du travail, tandis que la paysannerie, dépourvue d'organisation globale du travail, sépare les individus en une myriade de localités. Il convient effectivement de rappeler que les usines, en 1852, sont des lieux communautaires : ce sont des lieux de convergence du prolétariat, des lieux d'ouverture de la production au marché international. A l'inverse, les fermes paysannes sont des lieux autonomes : ce sont des lieux qui, même s'ils cultivent des connexions avec les fermes environnantes à travers des relations d'entraide et de solidarité, restent des pôles indépendants les uns par rapport aux autres. En effet, jusqu'au milieu du XXe siècle, les fermes pratiquaient des agricultures dites vivrières, et leur commerce se limitait à des connexions locales. Là où la division mondiale du travail imposaient aux ouvriers la convergence et l'ouverture, l'absence paysanne d'organisation capitaliste du travail laissaient aux paysans l'autonomie et un relatif repli sur soi. Voilà la différence, au XIXe siècle, entre le prolétaire et le paysan.

     Or, la globalisation capitaliste a gommé cette différence, entre une classe (les prolétaires) et un type social (les paysans). Désormais, l'agriculteur ne relève plus seulement d'un type social, mais appartient à une classe. Ce n'est plus une classe à part (ainsi que le proposait Marx en première analyse), mais bel et bien la classe prolétarienne elle-même, puisque l'agriculteur n'est plus « opposé » au prolétariat, mais intégré à la logique capitaliste de division du travail ; puisqu'il n'est plus, du reste, « séparé » des autres agriculteurs par l'absence d'organisation globale du travail, mais intégré avec eux à la même strate du productivisme. L'agriculteur est devenu un ouvrier.

     Quel paradoxe, quand on dit que les agriculteurs d'aujourd'hui sont plus « liés » les uns aux autres que ne l'étaient les agriculteurs d'hier ! En réalité, c'est que leurs « liens » sont désormais des liens économiques faits de contrainte, et non plus des relations culturelles faites de liberté. Leurs « liens » sont des liens au sens de la chaîne que l'on passe au pied du bagnard ou de l'esclave. Là où le paysan était séparé de ses semblables au plan de l'économie capitaliste et relié à eux au plan de la culture qu'il partageait librement avec eux, le prolétaire rural est, quant à lui, intégré à la même classe que ses semblables au plan de l'économie capitaliste et lié à eux au plan de la concurrence qu'on le pousse à entretenir avec eux.

     Considérons maintenant le sens de cette transition : la prolétarisation des agriculteurs correspond à une expansion du capitalisme. Cette expansion eut lieu, en France, d'une façon inédite et accélérée, une quinzaine d'années après la saignée diluvienne que fut la IInde Guerre Mondiale. Sous le coup de la pression démographique et des capitaux américains, les dirigeants occidentaux ont fait un choix : celui du productivisme mondialisé. On mit l'agriculture sous perfusion bancaire alors qu'elle n'était pas malade. Pourquoi ? Pour nourrir tout le monde. Pourquoi de cette façon ? Pour satisfaire à l'expansionnisme effréné des capitalistes américains. À la manière d'un liquide qui augmenterait sa surface par capillarité, le capitalisme augmente sa surface par ses investissements. Le plan Marshall fut ainsi un plan de conquête de l'Europe par les groupes d'intérêts capitalistes. Le capitalisme a ainsi conquis, au sens colonial du terme, le monde paysan pour en faire un milieu prolétarisé. Et, comme dans toute logique coloniale, on argua de la prétendue « universalité » du nouveau modèle, pour mieux l'imposer : on condamna la variété pour imposer la monoculture ; on condamna la parcelle qui faisait 3 hectares pour imposer l'exploitation qui en regroupait 300 ; on condamna la bouillie bordelaise pour imposer le glyphosate ; on cessa de secouer les plants de pommes de terre pour en faire tomber les doryphores, et l'on se mit à exterminer le vivant depuis des hélicoptères. Cet universalisme, une fois de plus, était l'habit bourgeois d'une vision étroitement occidentale : celle de la cupidité mariée à l'orgueil.

La mort des prolétaires ruraux

     Un choix a été fait par un petit nombre au nom de toutes et tous : ce choix forgea la chaîne de l'agriculteur. Ce dernier ne produit plus pour se nourrir, mais pour vendre sa production, la racheter augmentée d'une « plus-value », et finalement s'en nourrir à plus fort coût et plus maigrement. En théorie, le sens de la prolétarisation ne présume pourtant rien d'un appauvrissement des paysans : une large part de la paysannerie a toujours été pauvre. En toute logique, les pauvres ne peuvent pas être « appauvris », ni par leur prolétarisation, ni par quoi que ce soit d'autre. Ils sont déjà pauvres ! En revanche, les non-pauvres peuvent être appauvris, et les pauvres peuvent tomber dans la misère. Voilà l'effet logique mais inattendu de la prolétarisation : une dégradation de ce que l'on pensait indégradable.

     Du reste, cette dégradation de la paysannerie par la prolétarisation est un processus qui n'est pas neuf. Il a été amorcé dès le XIXe siècle, à l'époque même où Marx distinguait pourtant le paysan du prolétaire. Or, depuis cette amorce, le processus s'est accentué, sous les coups redoublés du capitalisme ayant revêtu sa forme néo-libérale. Ainsi les mots de Marx résonnent toujours, accentués par le temps : « La parcelle du paysan n'est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan lui-même le soin de voir comment il réussira à se procurer son salaire. » L'idée du propriétaire vivant de sa terre le cède à la réalité du propriétaire mourant sur son exploitation4. La propriété, qui semblait l'apanage des non-prolétaires, devient le piège qui se referme sur le prolétaire rural avec les dents de l'endettement individuel et de la précarité matérielle. L'agriculteur n'a que sa parcelle pour produire, comme il n'a que ses yeux pour pleurer. C'est parce que l''illusion de la propriété agricole tient, dans les campagnes à bocages ou à reliefs, par opposition aux vastes plaines de la Beauce propres à l'exploitation intensive des sols, à ce qu'une propriété supérieure la détient et la soumet : la propriété capitaliste des moyens de production, de stockage, d'écoulement, d'incitation-à-la-consommation. L'illusion de la propriété asservit l'agriculteur à sa précarité et à son endettement, tout en le culpabilisant d'être un « foncier », donc un prétendu « privilégié ». Le libéralisme économique est un gymnaste qui aime le grand écart.

     Dans les années 1950, époque à laquelle mes grands-parents étaient paysans en Haute-Corrèze, l'agriculture était un dur métier, physique, multiple, contingent ; plus qu'un métier, c'était une érosion qui rongeait autant le dos que le sommeil, autant les mains que le soc de la charrue. Les agriculteurs n'étaient pas riches. Il est évident que la mécanisation de la paysannerie et l'augmentation moyenne des revenus ont réduit la dureté du métier, amoindri l'intensité de l'érosion. Mais, là où les paysans des années 1950 pouvaient se nourrir grâce à leur potager, les prolétaires ruraux des années 2000 sont poussés par le grand ordre mondial à se rendre au supermarché. Là où les paysans des années 1950 pouvaient tirer profit de la vente de leurs bêtes ou de leurs bois pour capitaliser (entendez : « mettre de côté »), les prolétaires ruraux des années 2000 peuvent à peine en tirer de quoi rembourser ou proroger quelques dettes. Là où, surtout, les paysans des années 1950 pouvaient développer l'activité de leur ferme grâce aux solidarités locales (le moissonneur, l'émondeur, le forgeron, le menuisier, l'épicier...), les prolétaires ruraux des années 2000 vivent dans l'isolement le plus douloureux en raison de l'exode rural de l'après-guerre. Alors que les premiers pouvaient compter sur les « amis » paysans, les seconds sont les laissés pour compte de la désertification rurale. La réciprocité des solidarités communales a cédé la place à une dépendance totale vis à vis de la Bourse et de la Commission européenne.

     On ne rappellera jamais assez dans quelles proportions les agriculteurs, de nos jours, se suicident. En France, on enregistre un suicide par jour parmi les chefs d'exploitation et les salariés du monde agricole. Une personne, chaque jour : ce chiffre a le poids d'une boule au ventre. D'après un récent compte-rendu de la Mutualité Sociale Agricole (M.S.A.) prenant pour base l'année 2015, les agriculteurs tendent plus au suicide que les autres professions, selon un écart de plus de 12%5. Il ne peut en être autrement, quand ils subissent le double joug de l'exploitation capitaliste et de la désertification rurale : ils sont liés et isolés. Liés par leur statut d'exploités, isolés dans leur vie quotidienne. Ainsi, la « famille » paysanne dont parlait Marx a laissé la place à l'individu prolétarisé. Le pluriel autonome a été remplacé par un singulier enchaîné. On partageait la soupe à cinq ; on se pend désormais, seul dans son coin.

Res rustica, Res noua : pour une paysannerie heureuse

     Ce sens de la prolétarisation n'est cependant pas irréversible. La déprolétarisation sera le processus par lequel les liens seront tranchés et les isolements seront comblés. Or, supprimer la misère du prolétariat rural ne doit pas inexorablement conduire à restaurer la pauvreté paysanne. La déprolétarisation des campagnes pourrait être un progrès, non un retour en arrière. La haute exigence d'humanité qui nous engage à souhaiter la fin du prolétariat rural ne nous permet pas de nous contenter des formes anciennes de pauvreté. La capitalisme doit y être aboli à la racine, ainsi qu'une plante invasive. On ne taille pas une ronce, on l'arrache.

     Ainsi, il reste à inventer une paysannerie nouvelle : hors pauvreté, hors isolement. Arrachée à la hiérarchie dévalorisante des métiers, la paysannerie viendrait prendre place aux côtés des autres activités économiques, qu'elles soient aujourd'hui valorisées (être avocat, être médecin) ou dévalorisées (être éboueur, être conducteur poids lourds). Elle doit y tenir, selon nous, la place de res noua. C'est ainsi que les Latins nommaient les révolutions politiques : res désignant la res publica, c'est-à-dire l'État. Or, res, ce sont avant tout les « choses », dans leur matérialité fondamentale, dans leur authenticité ontologique. Autrement dit, au plan économique, la res noua paysanne inaugurerait un retour aux choses naturelles, terrestres, fondamentales, tout en étant, au plan politique, une révolution : abolition de la pauvreté par la déprolétarisation et de l'isolement par la mise en relation. Ce serait une « chose nouvelle », au sens plein de « chose » (la terre sous nos pieds) et de nouveauté (la révolution prolétarienne).

     Le retour à la paysannerie doit en effet être un retour au « pays », sans pour autant être un retour à l'ancienne pauvreté. Il doit substituer aux chaînes capitalistes des relations solidaires. Il existe déjà de ces modèles nouveaux, qui marquent un retour aux choses : la reconquête des marchés de pays par les maraîchers, la fondation de coopératives agricoles, des levées de fonds et des soutiens juridiques proposés aux jeunes agriculteurs dits « néo-ruraux » pour les aider à s'installer malgré la pression foncière, ou encore les « paniers » locaux proposés toutes les semaines aux habitants d'une ville ou d'un bourg avec des fruits et des légumes de saison, produits sans engrais ni pesticides, et de la viande d'élevage non-industrielle.

      Ainsi, sous le sens économique de « prolétaire », il convient de réactiver le sens étymologique de la proles, qui est aussi et surtout un sens agricole. Le proletarius d'aujourd'hui doit être considéré comme le producteur d'une progéniture fondamentale et utile à tous : la nourriture dont tout le monde a besoin. Il est temps que la dégradation du prolétaire économique le cède à la considération que chacune et chacun doit au prolétaire étymologique. Le capitalisme globalisé a transformé les paysans en prolétaires ruraux : il a commué la pauvreté conditionnelle de la paysannerie en misère conditionnée du prolétariat. À nous de refuser ce conditionnement présent tout autant que cette condition passée des travailleurs ruraux, ne serait-ce qu'au nom de la richesse même du travail agricole.

1 Aux yeux des Romains, les proletarii sont ceux qui n'ont aucune valeur en dehors de celle que leur donne leur progéniture : leurs enfants (ou leurs fruits).

2 Le poète latin Virgile emploie le mot proles pour parler des fruits.

3 Édition des « Mille et une nuits » (2005), p. 171, reprenant la traduction établie par les Éditions Sociales (1969).

4 Le mot est fort : on dit « exploitation » là où on disait auparavant « terre ». Étonnante transparence du jargon capitaliste !

5 Pour lire les chiffres de la M.S.A., voir l'article suivant, daté de septembre 2019 : https://www.terre-net.fr/actualite-agricole/economie-social/article/un-agriculteur-se-suicide-chaque-jour-selon-la-msa-202-152192.html .

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