Résumons pour ceux qui n’auraient pas suivi : l’ultracrépidarianisme se définit comme la propension d’un individu à donner ouvertement son opinion hors de son domaine de compétence… Et comme cela semble sous-entendu dans la définition, a nécessairement dire quelque chose d’erroné, voire de faux ou mensonger. Ou pas ? (le « ou pas » me parait une nuance importante pour la suite, tout comme le point d’interrogation...)
Dans cette période de crise où la science et la politique peinent à sortir de la voie hégémonique et autoritariste, la défiance s’affiche au café du commerce et tout un chacun ose un commentaire, voire une hypothèse, voire relaie une info tweeté le matin-même sans avoir pris le temps de la « débunker ». Mais quoi de neuf sur terre pour qui a vécu Tchernobyl et son fameux « nuage à la frontière » ?
« Ultracrépidarianisme » devient un nouveau mot à la mode, un mot qu’il sera sans doute de bon ton d’utiliser pour décrédibiliser toute prise de parole maladroite, exagérée, lancée au cœur d’un débat amical où chacun tente de trouver du sens au cœur d’un quotidien qui perd en cohérence, en joie, en solidarité. Mais alors … Est-ce à dire que la parole est désormais l’apanage des experts ? A quel degré de réussite universitaire peut-on considérer une parole comme légitime ? Licence ? Master ? Doctorat ? Question : si j’ai un doctorat en psychologie, est-ce que je suis légitime à donner mon avis à mon garagiste sur ce bruit étrange que fait ma voiture ? Et mon médecin, est-ce qu’il acceptera que je m’exprime si je lui dis que la douleur est encore là malgré le traitement qu’il m’a prescrit, et quand bien même ma spécialité n’est pas la médecine générale ?
En gros, est-ce que l’ ultracrépidarianisme est un terme qui justifie à lui seul qu’on demande à n’importe qui de se taire ? Est-ce un nouvel outil de censure ou de mépris qui ne dit pas son nom ? Faut-il en faire une nouvelle classification du DSM 5 au milieu des pathologies mentales qui nécessiteraient qu’un individu soit étiqueté comme malade, handicapé, délirant ?
Je défends pour ma part avec mon spectacle une « éducation populaire ». Je cite ici les militants de l’Ardeur : « parce que les mots ne sont jamais neutres ni purement informatifs, qu’ils produisent des effets sur nos façons de penser et d’agir sur le réel, parce que la disparition de certains ne doit rien au hasard, que d’autres se propagent et qu’en les employant nous légitimons à notre insu ce que nous combattons, nous sommes déterminés à interroger l’apparente innocence des mots et leur supposée évidence. »
Tu peux donc parler de « charge sociale » plutôt que de « cotisation sociale », de « rétro-commission » plutôt que de « bakchich », de « plan de sauvegarde de l’emploi » plutôt que de « plan de licenciement », ou encore de « ruissellement » plutôt que de « répartition ». Tout est affaire de choix. Les dominants ont leur langage, et nous le parlons couramment si nous n’y prenons pas garde. Comment ne pas accentuer nous-même le fossé dans lequel on nous pousse ?
Nous avons encore le pouvoir de choisir les mots que nous utilisons, car ils façonnent notre pensée, car ils nous situent, y compris au cœur du conflit. Il semblerait qu’au fil du temps avec mon spectacle, j’ai gagné en expertise sur la question de la langue française. Et pourtant je ne suis ni lexicographe, ni linguiste. Mais je me sens légitime à donner mon avis. Au nom de quoi devrais-je me taire ?
Alors non, je ne mettrai pas « ultracrépidarianisme » dans la graineterie de mots, car il me semble qu’il résumerait à lui seul toute mon intolérance vis-à-vis de ceux qui ne penserait pas comme moi. Mais au printemps je vous proposerai 450 autres mots dans mon spectacle, et je ne doute pas que vous y trouverez votre bonheur. Hâte de nous revoir, ensemble !
Je vous embrasse !
PS : pour découvrir le spectacle, c'est ici :
https://www.youtube.com/watch?v=lNlw4SM6Row