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Billet de blog 6 janvier 2016

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Les attentats et nos représentations : apprendre à mourir ?

Les mythes, leurs dangers, et d'éventuelles pistes... La foi en un progrès et une croissance illimités nous rendent immortels à nos propres yeux. Dans l'imaginaire commun, cela se manifeste par la cryogénisation, les vampires, les séries télévisées qui se perpétuent de génération en génération.

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La foi en un progrès et une croissance illimités nous rendent immortels à nos propres yeux. Dans l'imaginaire commun, cela se manifeste par la cryogénisation, les vampires, les séries télévisées qui se perpétuent de génération en génération. C'est surtout la foi en la médecine, notre contentement devant les courbes croissantes de la longévité, la popularité des figures politiques qui traversent l'histoire en symbolisant la persistance de l’État par-delà les régimes politiques. Chacun trouvera les exemples qui lui parleront le plus...

Ce n'est pas tant la peur de la mort que notre manque de contrôle sur nous-même qui nous rend aveugle1. Ce serait la part psychologique (en fait anthropologique, voire ontologique) de l'explication de cette « société du spectacle » qui, par la mise en place de certains moyens de production, a dématérialisé les objets eux-mêmes.

Sur cette réflexion des objets, un passage de Si c'est un homme de Primo Levi peut revenir en mémoire :

« Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre. » (nous soulignons) L'objet (matériel, mais mental également), non pas comme subordination mais comme prolongation du sujet.

Ces systèmes spectaculaires-marchands dématérialisent, comme dans Brazil, les attentats eux-mêmes. Il faut cacher la réalité des massacres, parce que cela est ignoble, parce que cela est abject. L'abject, c'est ce qui est en marge, ce qui est délaissé, ce qui est rejeté au-delà de la limite (l'interdit) qui sépare le permis du tabou2. Admettre l'abject, c'est remettre en cause les règles de la société, et donc la société elle-même (du moins telle qu'elle est définie par les pouvoirs qui en sont les garants).

Tempête du désert, opération Licorne, etc. Commémorations, tri des photos, reportages, etc. Les massacres sont toujours plus « spectaculaires », c'est-à-dire qu'ils sont toujours plus abstraits, plus lointains, plus chargés en symboles qu'en réalité (réalité des corps, des souffrances, des matières). Cela nourrit le mythe de l'immortalité qui nous traverse.

Non pas que nous nous croyons véritablement immortels, évidemment, mais nous pensons nous survivre à travers notre famille, nos enfants, la société, l'Histoire, etc. C'est notre appartenance à cette société qui fait notre immortalité. Et c'est cela le mythe.

Les plus grands empires sont tombés, les plus grandes amours meurent, et notre société aussi aura une fin3.

Aucune loi, aucun état, aucune (déchéance de) nationalité, aucun vote ne nous protégera de la mort.

C'est bien ce que nous rappellent les attentats. Et c'est pourquoi les échos symboliques sont si démesurés, et pourtant si bien reçus par la population (85 % des Françaises et des Français sont – paraît-il – pour la déchéance de nationalité – des bi-nationaux du moins...). Or,on peut tous mourir d'un instant à l'autre.

Oui, on peut tous mourir d'un instant à l'autre, et au fond peu importe comment. Maladie, accident de voiture, crise cardiaque, attentat, mauvaise chute sur le bord d'un trottoir... L'interprétation échoira toujours aux autres survivants.

Malgré ce qu'en dit le bon Montaigne, il est sans doute inutile d'apprendre à mourir : encore une leçon qui ne nous servira plus après l'examen. Et sans doute il ne faut pas plus se définir par rapport à notre finitude : en tant qu'être-vers-la-mort (Sein zum Tode). Ce serait croire encore, selon les processus inhérents à ce qu'on pourrait appeler la téléogie (en remplacement de la théologie), qu'une idéologie pourrait nous sauver d'une soit-disant décadence, d'une mort « horrible », « indigne », et in fine du temps et du néant, peu importe ce qu'on voudra bien mettre derrière ces mots... Ce serait une manière de permettre la légitimation intellectuelle de tous les kamikazes du monde, du Japon à l’État islamique, des revanchards de 14 aux « braves soldats ricains »...

Mieux vaudrait peut-être donc être prêt à mourir à tout instant. Ne pas inutilement se charger, ne pas subir sa condition en attendant des jours meilleurs qui, pour la plupart des gens, ne viennent jamais. Il ne s'agit pas de philosophie, mais ce qu'on appelle, avec une certaine tendresse, la sagesse populaire.

Mais ce n'est peut-être pas cela le plus important. En tout cas, ce n'est pas à cela qu'il faut s'arrêter.

Car c'est à ce moment-là, sans doute encore, que l'engagement politique (dans la « Cité ») cessera d'être naïf et égoïste : ne pas attendre de salut par l’État, ne pas attendre de reconnaissance publique ou financière, de vérité universelle enfin reconnue (la fin de la corruption, la fin des magouilles en tout genre). Tout cela n'est qu'une machine et, par définition, inhumain (pas de jugement moral là-dedans : la machine fonctionne sur des régimes non humains). Nous ne sommes pas dans Matrix : il n'y a pas d'entité capable de communiquer avec les humains...

Entité : le mot nécessiterait qu'on s'y attarde. À la fois dans sa définition juridique (la plus usitée certainement) et dans sa définition philosophique. Le monde comme représentation d'entités volontaires... Entité morale, entité étatique, entité juridique, entité adjudicatrice, entité distincte, entité intégrée, entité fusionnée, entité homogène, entité maléfique, etc. Presque un poème de Perec.

Au lieu de faire marcher la machine et d'adorer le Veau d'or, c'est-à-dire de croire en la capacité de l'humanité à s'améliorer, à « progresser », de croire en une croissance illimitée, en un confort toujours plus sophistiqué, il y a des gens qui formulent et expérimentent des manières quotidiennes de vivre (des « arts du quotidien ») que rien n'oblige à imiter, mais qui peuvent servir de références et d'inspiration pour se concocter son propre présent. Où sont ces gens ? Certaines gens gravitent, semble-t-il, dans et autour de la nébuleuse du mouvement dit « décroissant ».

***

1 De l'entêtement suicidaire des empereurs romains aux dictateurs de tous les continents, de la soif de pouvoir des mafieux à celui des caïds de quartiers perdus, on se rend bien compte que – dans certaines conditions – il est plus facile de mourir que de vivre.

2 Sur l'abject, on pourra lire Pouvoirs de l'horreur de Julia Kristeva.

3 Il faudrait affiner cette affirmation, mais le cadre de cet article n'y suffit pas : les transformations d'une société que nous définissons comme sa fin seraient à détailler.

*

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