
La conscience est aussi un ensemble de voix : pensées, souvenirs, éducation, interdictions, des films et des musiques, la famille, les ancêtres, les amours perdues, les discours politiques, la littérature, les critiques ou les conseils, les annonces publicitaires, celles des gares et des métros... Parfois ces voix nous assaillent ; Amelia Rosselli plus que beaucoup d'autres. Voix belliqueuses – voix « belliques » : « Je contemple les oiseaux qui chantent mais mon âme est / triste comme le soldat en guerre. »2. Ces voix pouvaient être celles de la CIA, celles de la persécution, celles de la contrainte et de l'angoisse, celles des morts qui utilisaient avant nous nos mots. Mais ces voix sont plus que cela encore : ce sont celles de l'énergie et des flux qui traversent les corps intimes, les corps extérieurs, les corps sociaux. C'est l'appétence, c'est l'être – en latin esse, le souffle : une polyphonie. Une polyphonie du moi ; un moi ouvert à toutes les variations, à toutes les contradictions ; moi non unifié, non défini, jamais fini.
C'est ce que reprochait, bien après sa parution qui lui ouvrit les portes de la reconnaissance, Rosselli au texte de Pasolini qui avait identifié ses écarts de langue – décrochages, court-circuits, – à des lapsus. Le lapsus dévoile ce qui se joue dans le théâtre de l'inconscient. Le théâtre d'un moi unifié. Or, chez la Rosselli, il n'y a pas un moi, une voix, mais des voix, il n'y a pas de théâtre de l'inconscient, mais des machines. Ces lapsus, disait-elle, n'en sont pas. Peut-être parce qu'avant d'être poétesse, Amelia Rosselli est musicienne. Avant que d'être sens, le poème est sons. C'est par la musique d'abord que se construit l'univers rossellien (de la tentation d'une forme de transcendance et du « semi-mysticisme platonicien » des années 60 au « document » de 1976) : « J'aspire à la panmusique, à la musique de tous, de la terre et de l'univers, dans laquelle il n'y a plus de main individuelle qui la règle. (…) Nous finirons par ne plus peindre, par ne plus écrire, par ne plus faire de bruit et contempler les numéros avec félicité. »3. Quelques années auparavant elle avait rencontré et collaboré avec John Cage et Luigi Nono, avait suivi plusieurs années de suite à Darmstadt pendant l'Internationale Ferienkurse Für Neue Musik les cours de Stockhausen, Pierre Boulez et David Tudor avec qui elle entretînt une liaison de deux années (1959-61). En 1962, année charnière dans sa vie, elle se produisit à deux reprises dans une galerie d'art de la place d'Espagne à Rome avec, entre autres, Sylvano Bussotti, connu pour être un précurseur de la musique électroacoustique.Comme chez Cage, Stockahausen, Luciano Berio, et comme on le retrouvera plus tard chez Deleuze, c'est la machine productive qui fonctionne, surtout détraquée et sabotée. Aérodynamisme, mécanique, mathématiques4. Piano préparé. La Rosselli conçut elle-même un orgue que Farfisa commercialisa. Évidemment : construire son instrument, construire sa langue. C'est en tant que musicienne qu'elle devient poétesse. « Une problématique de la forme poétique a toujours été pour moi reliée à celle plus strictement musicale »5. Une musique libérée de la main individuelle, une musique qui révolutionne le jeu et l'écoute. C'est ce qu'il faut avoir en tête en abordant la poésie d'Amelia Rosselli : sa langue est volontairement déroutante. Elle cahote, elle n'est pas lisse, elle est même parfois cacophonique. Des éclats d'une beauté saisissante jaillissent soudain des scories. Les expressions sont viciées, les vers sont décapités, les répétitions sont lourdes, les ajouts de voyelles sont irritants. Joie du lecteur, torture du traducteur.
Amelia Rosselli n'a pas fait dans la facilité : d'abord musicienne, à peine commence-t-elle à entrevoir la possibilité d'en vivre, qu'elle préfère devenir poétesse. Quand tout la pousse à écrire en anglais, elle opte pour (adopte)l'italien. C'est la croisée mallarméenne du Sonnet en X. Point de fuite. Ou tentative de « s'en sortir sans sortir »... Le 11 février 1996, le lendemain d'un passage à la télévision, Amelia Rosselli, alors chez elle dans un petit appartement derrière la place Navone, acculée par des voix qu'elle ne supporte plus6, se défenestre. Elle a 66 ans.Née en 1930 à Paris, d'une mère anglaise, Marion Cave7, et d'un père italien qui n'est autre que Carlo Rosselli, elle passa son enfance, après l'invasion de la France par les Allemands,en Angleterre puis aux États-Unis. Trois langues bercent la petiteMelli (encore appelée ainsi par les proches de la famille pour la différencier de sa grand-mère, auteur aussi, qui portait le même nom) : le français, l'anglais et l'italien. Ce trilinguisme, que la Rosselli utilise pour écrire et qui supplante une langue maternelle fautive, la poétesse va même jusqu'à les mêler dans un Diario in Tre Lingue (1959), un journal en trois langues composé de remarques et de réflexions fragmentées. Inutile d'insister sur le traumatisme de la mort d'un père qu'elle cherchera à retrouver, par un transfert évident qu'elle reconnaissait elle-même, dans ses relations avec des hommes de vingt ou trente ans son aîné. Le fondateur de Giustizia e Libertà, lehéros anti-fasciste (salué à sa mort par Victor Serge), le bourgeois n'ayant pas reculé devant le combatpendant la guerre d'Espagne (sur le front Aragon), compagnon d'Umberto Marzocchi8 et de Camillo Berneri, blessé au Monte Pelato etassassiné pendant sa convalescence en France en 1937 avec le frère Nello dans une embuscade (à Bagnoles-sur-l'orneen Normandie) par des cagoulards français (dont Jean Filliol et Aristide Corre