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Billet de blog 9 décembre 2015

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Le quotidien contre les attentats et les extrémismes

Changer "les" mentalités, c'est d'abord changer son quotidien.

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L'auto-représentation et le mirage de l'agora

Le pire, peut-être – même si la situation peut sans doute toujours empirer –, c'est qu'à l'horreur du crime lui-même s'ensuit la bêtise de ceux qui le commentent. L'inconsistance et la nullité (au sens propre) des bavardages finissent par expliquer le crime lui-même : en osant s'exprimer de cette manière, il est évident que ceux qui n'ont pas voix au chapitre (qu'on soit clair : ce sont les 9/10 de la population mondiale) aient envie de se faire exploser avec les autres. Et à vrai dire, c'est étonnant qu'ils ne soient pas plus nombreux à le faire : c'est que la forteresse occidentale est bien gardée, quoiqu'on veuille bien nous faire croire. D'où l'étonnant succès des obédiences à l'EI (on pourrait parler, ailleurs, d'autres groupes mafieux : gangs, milices, sectes, etc). Cette inanité des pensées n'est pas nouvelle, mais elle est désormais extrêmement visible1. Évidemment Facebook2 a rendu explicite la pensée tacite. Le plus souvent, c'est l'exhibitionnisme d'une inanité quotidienne, parfois c'est l'expression de sentiments banals, ou encore la démonstration d'une réflexion anémique, faite de clichés, construite soit sur les sentiments communs dont on a vaguement conscience qu'ils ne suffisent pas, soit sur des sources pseudo-intellectuelles (sociologiques, littéraires, philosophiques, scientifiques) douteuses, erronées, fragmentaires. Face à un autrui démultiplié (personne en particulier en face, une foule sans visage) et réduit à sa virtualité la plus minimale (quelques phrases agrammaticales, une surabondance d'images travaillées), on dévide sans pudeur une intériorité qu'on croit originale, – voire originelle. Dans le meilleur des cas, on sacrifie à l'illusion que Facebook serait une nouvelle agora. Le choc émotionnel (celui d'un attentat) agit comme un moteur et une amplification de ces constantes.

On a entendu toutes les analyses possibles et imaginables des faits (France Culture se livre, depuis presque deux semaines, à un véritable marathon de l'analyse des « attentats », et certainement la plupart des points de vue ont défilé et ont été analysés). Pourtant, même si on a pu trouver ici ou là les plus riches analyses des causes, elles n'ont jamais à notre connaissance abouti à des conclusions performatives logiques (que faire ?). Certains, certaines, ont sans aucun doute déjà pu tirer les conclusions logiques des quelques analyses pertinentes, mais la visibilité de ces réponses n'a pas été – n'est pas suffisante, et on voudrait ici ajouter, avec quelques variantes sans doute, à cette pensée performative du quotidien.

Tout est économique

L'analyse, donc, ayant été abondante, et parfois extrêmement juste, nous nous cantonnerons à un rapide résumé de celles qui nous intéressent3. L'on peut distinguer plusieurs niveaux d'interprétation : un niveau politique (celle menée par la France et les pays occidentaux, soit depuis les années 70 avec les chocs pétroliers, soit – s'il faut aller jusque-là – depuis les croisades, il y mille ans4), un niveau idéologique (la gestion de cette autre religion française qu'est l'Islam), un niveau économique. C'est bien ce dernier niveau qui est le fondement de tous les autres.

C'est sûrement un des points cruciaux, et il faudrait que ce soit clair : les crimes commis ont pour origine profonde des problèmes économiques. Le reste vient après. La gestion des richesses est le point d'achoppement de toute civilisation, de tout groupe, dès sa base la plus petite, c'est-à-dire deux5. C'est donc sur une base économique qu'il faut agir.

Ce niveau économique se décline selon : 1° les relations internationales (multinationales, institutions et organisations regroupant plusieurs pays) ; 2° les politiques nationales (elles-mêmes dépendantes d'intérêts de groupes financiers et soumises à eux) ; 3° les habitudes individuelles.

Actions directes

Puisque les relations internationales et les politiques nationales nous échappent, c'est au niveau individuel qu'il est le plus simple d'agir. C'est une des rares actions directes et continuelles.

Si le groupe et le social existent avant l'individu (en tant qu'ils le déterminent), les rapports sociaux sont animés par les individus mêmes : les transformations personnelles ont évidemment des implications collectives6. Notre époque (au moins jusqu'à maintenant) présente un état de décomposition assez avancédans le sens où les structures politiques ne sont plus adaptées aux réalités sociales, et que le système ne se maintient que par sa forced'inertie. Cette faiblesse du politique nous invite à une réflexion sur nous-même (par le biais du pourquoi, du comment, du que faire), à une mise distance vis-à-vis de nous-mêmes, vis-à-vis même de nos représentations intimes, sociales, politiques. Ce n'est plus sur les politiques quotidiennes que nous nous interrogeons, mais sur le politique, c'est-à-dire la vie dans la « Cité ». Nous n'allons plus, en Europe, d'une même force convergente, comme c'est le cas encore aux États-Unis par exemple : grands enthousiasmes collectifs, sentiment d'appartenance à une nation (la nation, rappelons-le n'étant pas nécessairement l’État), amour de son pays. C'est cet écart de conscience, c'est dans cet intervalle, que se joue la remise en cause. C'est le jeu en tant qu'espace de mouvement (comme quand on bricole). C'est dans l'espace de ce jeu qu'il faut remuer. Concrètement, cela signifie deux choses : agir vis-à-vis de l'autre ; travailler sur son propre quotidien économique.

Ce n'est pas le lieu de s'attarder sur l'éthique personnelle, sur la question du « moi », sur les problèmes inhérents à une conception dualiste sujet-objet. Une chose simplement : la question n'est pas morale, mais physique. C'est le comportement physique qui va induire l'éthique : attention (dans le sens de « concentration ») à l'autre, variations du comportement, variations des distances, corps dans l'espace, gestuelles, vêtements, etc. Ce que nous traduisons par ce mot générique d'« ouverture ». Nous renvoyions à la soma-esthétique de Richard Shusterman qui s'inspire de la méthode Feldenkrais, connue et pratiquée des danseurs, des comédiens, ou encore, des personnes âgées, des blessés et des handicapés...

Pourtant cette application du quotidien ne peut pas aller sans un exercice économique. On pourrait parler d'ascèse, en privilégiant la dimension continue qu'implique le mot sur sa dimension d'austérité. Si le nerf de la guerre est économique, c'est sur l'aspect économique qu'il faut agir. En limitant au maximum notre « impact économique » (la formule a l'avantage d'évoquer aussi l'écologie, qui ne consiste pas à acheter des produits bio deux fois plus chers, mais surtout à changer son régime économique – autant qu'alimentaire).

Rien de simple, bien sûr : plus nous nous approchons du centre de la tempête, plus il est difficile de nous déplacer. Pourtant, quelques comportements, là aussi, semblent évidents : éviter d'acheter à tort et à travers (des vêtements de grandes marques de sport par exemple), éviter de regarder la télévision, éviter de verser dans la fascination des séries télévisées, éviter de se nourrir dans les fast-foods, éviter d'utiliser des logiciels payants (privilégier le libre et donc renier les Macs), éviter de relayer des extraits d'émissions télévisées, malgré tout le bien qu'on puisse en penser : car tout cela s'inscrit directement et pleinement dans le grand schéma économique d'une petite partie du monde qui soumet tous les jours la plus grande partie de ce même monde. Cette domination n'est pas abstraite : seule la complexité des imbrications (des intrications) politico-économiques nous rend une vision d'ensemble quasi impossible. Qu'il nous suffise d'invoquer la Françafrique, et de renvoyer à la généreuse littérature qui l'analyse et la dénonce sans que cela ne change rien7... Schématiquement, cela peut donner : une multinationale (ici d'origine française) exploite les ressources naturelles dans un pays de construction récente et volontairement bancale, parce que les dissensions internes légitiment une présence militaire de l'ancien colonisateur. Évidemment, la gestion des ressources ne profite pas aux populations locales. Pour maintenir son hégémonie, la politique du « protecteur » (soutenu par la communauté internationale, jusqu'à l'ONU) favorise certains gouvernants dont la corruption est notoire. Émeutes, mécontentements, et enfin extrémismes (GIA, AQMI, Boko Haram...), assez logiquement, en découlent. C'est Total au Congo-Brazaville, c'est Bolloré, c'est Bouygues en Côte-d'Ivoire (qui oublient alors leurs dissensions et ressentiments : l'argent crée l'harmonie autant que le chaos, il n'est pas inintéressant de le rappeler)8. C'est le cas au Moyen-Orient9. On cherche à boycotter Israël, mais personne n'appelle à boycotter Bouygues.

Je prêche à des convaincus, sans aucun doute. Mais en fait, cela va encore plus loin.

Sur tout le diagramme de la gauche française, une discordance est criarde entre les critiques formulées contre les politiques et les comportements de ceux qui les formulent. Pour le dire autrement : les politiciens de gauche sont attaqués sur leur mollesse et leur hypocrisie quand il est question d'appliquer leurs belles idées. Mais comment pourraient-ils eux-mêmes aller jusqu'au bout de ce qui ne sont plus que des idéaux, quand le simple citoyen tient (avec virulence parfois) un certain discours et agit autrement ? Ce qu'on reproche aux dirigeants, nous le faisons quotidiennement.

Un exemple local (région Nord-Pas-de-Calais, devenue région « Nord-Picardie ») : les socialistes au pouvoir depuis la création des conseils régionaux en 1986 ont développé tout un système de cooptations, de passe-droits, un népotisme qui s'apparente aujourd'hui à une mafia. Ceux qui connaissent des gens au Conseil Régional savent combien ils ont aidé leurs proches ou des proches de proches, etc. Cela, du reste, est assez naturel : qui ne veut pas aider ses amis ? Qui pense à mal ? Le problème est que cela est bien peu démocratique... Or, que faisons-nous, nous-mêmes, chaque jour, sinon de coopter nos amis, de privilégier ceux qu'on aime ? On pourra toujours répondre que le mal est moins grave que dans un Conseil Régional, mais ceux du Conseil Régional répondront que le mal est moins grave qu'au niveau national, etc etc. Ne profite-t-on pas autant de l’État en touchant nos petites subventions qu'un député en touchant son gros salaire ? Oui, sans doute faudrait-il aller plus loin encore : refuser l'action de l’État, refuser l’État lui-même. aller jusqu'au bout de la démarche et refuser tout ce que l’État propose et qui nous en rend dépendant : aides financières, revenu minimum, aide au logement, aide au chômage. Accepter cela, c'est encore légitimer les atrocités que l’État commet en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie. On rétorquera qu'il nous serait alors impossible de vivre : c'est qu'on exagère toujours par fainéantise intellectuelle. Certains ne vivent pas déjà comme cela ? La question est celle du travail, oui, et il faudrait alors en parler.

En guise de conclusion

L'objectif de cette tribune n'est pas d'appeler à l'austérité du quotidien ou à un rigorisme des idéaux, mais d'esquisser quelques arguments pour saisir en quoi l'attitude de chacun – notre attitude – contribue directement non seulement aux pires massacres, en France comme à l'autre bout du monde. Il appelle autant à la réflexion théorique qu'à des expériences quotidiennes sur soi-même. Mais en multipliant les discussions qui ne servent à rien, ou en s'impliquant dans des actions symboliques qui n'ont au final qu'un impact négligeable, n'entraînera pas de changement profond.

On peut tous discuter, boire des coups, parfois même se lire, et de temps en temps se renseigner véritablement. Mais cela ne changera jamais rien, comme cela n'a jamais rien changé. Quitter des postures réactionnaires (et l'extrême gauche en a parfois plus que tout le monde), abandonner des habitudes quotidiennes, transformer ce quotidien, voilà ce que beaucoup font déjà et qui constitue la principale étape, c'est-à-dire la première et sans doute la plus importante. À partir de là, le reste suivra, autant que ce qui arrive aujourd'hui dans la société est la conséquence de tout ce qui a précédé.

***

1On pourrait même dire « spectaculaire », dans un sens debordien, puisque cette pensée vide (faite de clichés émotionnels) devient non seulement une marchandise pour ceux qui la diffusent, mais la structure même (et le véhicule) de cette marchandisation.

21,49 milliards d'utilisateurs, sans doute moins de la moitié en utilisateurs réels, ce qui n'enlève rien à la puissance du phénomène.

3Nous avons évidemment conscience que ce ne sont pas les seules, mais ce n'est pas notre but ici de revenir sur cette question.

4 Ce laps de temps peut paraître exagéré, mais ne pas en avoir conscience serait méconnaître à la fois la force de la construction historique (même si l'écueil du matérialisme historique reste aujourd'hui encore son téléologisme), et les retombées culturelles et sociales des croisades elles-mêmes. Aller reprendre Jérusalem était déjà alors un prétexte à conquérir de nouveaux territoires, à rechercher de nouvelles richesses, alors que l'Europe était arrivée à saturation. Le sac de Constantinople par les Croisés en 1204 en est la preuve (ce sera une raison économique à l'origine aussi du sac de Rome en 1527).

5 Même si cela peut paraître très éloigné, nous renvoyons ici à Georges Bataille, Marcel Mauss, et Pierre Clastres, sinon Claude Levi-Strauss, pour donner une autre dimension au problème : la guerre entre dans un ensemble plus grand de l'« économie générale », c'est-à-dire de l'énergie issue du soleil dans une structure sociale fondée sur le tabou (et donc le « sacré »). Pour résumer, l'énergie ne peut pas être seulement consacrée à la production et au travail (autant que la plus-value du travail ne peut pas être entièrement réinjectée dans la production) : il y a cette partie irréductible qui doit être brûlée dans un temps qui n'est plus le temps social du travail, mais celui de la fête ou celui de la guerre. C'est la fameuse part maudite de Bataille.

6 Le philosophe pragmatiste Richard Shusterman, né en 1949, a développé une discipline physique, dite « soma-esthétique », qui fait de l'individu le moteur du politique : « Mais les efforts soma-esthétiques pourraient encore nous offrir un meilleur remède que ceux du diagnostic et de l’isolation, et transformer vraiment les sentiments corporels indésirables, ceux de l’intolérance. […] Les disciplines axées sur la formation soma-esthétique peuvent par conséquent nous permettre de reconstruire nos attitudes et nos habitudes de sentir, mais également nous rendre plus souples et plus tolérants envers les divers types de sentiments et de comportements somatiques. » (Shusterman, 2007, p. 177-178)

7Le lecteur renseigné aura sans doute de meilleures références, mais nous pouvons citer ici, entre autres :

  • Jean-Paul Gouteux, Un génocide sans importance : la Françafrique au Rwanda, Éd. Tahin party, Lyon, 2001 ;

  • François-Xavier Verschave, La Françafrique : le plus long scandale de la République, Stock, Paris, 1998 ;

  • Patrick Pesnot, Les Dessous de la Françafrique, Nouveau Monde éditions, 2014.

8« Ainsi les Bouygues et Bolloré obtiennent des marchés de construction ou de concessions portuaires dans différents pays au prix forts même si d’autres concurrents peuvent le faire à moindre coût. Les conditions d’attribution du terminal containers du port d’Abidjan dénoncés par l’UEMOA et le ministre du commerce de Côte d’ivoire, car il fait du port de son pays l’un des plus chers de la sous région », Dr. Serge-Nicolas NZI, « Côte d’Ivoire, Les entreprises françaises et la duperie en Afrique ».

9Il faudrait ici parler des relations avec la Russie, remonter à la Seconde Guerre mondiale, plus loin encore...

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