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Billet de blog 2 septembre 2024

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Le mythe du « sentiment anti-français » (1/3)

Et si l’expression « sentiment antifrançais » n’était que l’expression d’une volonté de neutraliser toute critique à l’égard de la politique africaine de la France et de sauver les apparences d’une « puissance contrariée » dans sa « grandiosité » ? De ce point de vue, la fonction de « bouc-émissairisation » de la France que remplirait le « sentiment antifrançais » ne serait que mystification.

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Le « sentiment antifrançais » [i] est un de ces mythes[ii] modernes qu’il importe absolument de déconstruire si l’on veut faire œuvre de salubrité publique dans le débat autour de l’érosion de la présence française en Afrique. En effet, nous avons là affaire à une expression qui non seulement passe délibérément à côté de la réalité qu’elle vise, mais, par le même geste, recouvre d’un voile une toute autre réalité qu’elle s’emploie à masquer. La mobilisation d’une expression aussi vaporeuse pour rendre compte d’un fait aussi lourd de conséquences que la perte d’influence de la France en Afrique, est la parfaite illustration de la construction d’un vrai faux problème dans le seul but de semer la confusion pour faire diversion. Et si, en dernière analyse, l’expression « sentiment antifrançais » n’était que l’expression d’une volonté cachée d’oblitérer toute critique à l’égard de la politique africaine de la France et d’édulcorer ce qui s’écrit au Sahel comme une des pages les plus sombres et les moins glorieuses de son « roman national » ?

Alors que l’expression en elle-même manque cruellement d’épaisseur conceptuelle, paradoxalement, les deux termes qui la composent, à savoir le substantif « sentiment » et le qualificatif « antifrançais », sont quant à eux idéologiquement et politiquement chargés : pendant que le premier stigmatise de jeunes africains en colère autant qu’il scotomise la raison de leur colère, le second entretient un amalgame sémantique confinant à la désinformation.

D’abord, le qualificatif « antifrançais ». Il suggère qu’en Afrique francophone, la francophobie que Larousse et Le petit Robert s’accordent à définir comme « hostilité à la France et aux français », est aujourd’hui le sentiment le mieux partagé. De fait, ce qui vient tout naturellement à l’esprit aussitôt énoncé le vocable « antifrançais », c’est l’idée très précise que tout ce qui se rapporte à la France, notamment le peuple français, serait voué aux gémonies. A cette nouvelle antienne entonnée à l’envi par les médias hexagonaux et dont Emmanuel Macron s’est fait le chantre, l’ex président de l’Assemblée nationale de Côte d’ivoire, Mamadou Koulibaly, a répondu d’une manière on ne peut plus claire : nous, africains, dit-il en substance, « ne sommes pas contre les français »[iii] ; ce d’autant, convient-il d’ajouter, qu’ils sont – tout à l’honneur de la « patrie des droits de l’homme » –, nombreux à désapprouver les errements de leurs gouvernements successifs à l’égard du continent noir, quand ils ne militent pas pour une Afrique libérée du joug néocolonial.

Que les ressortissants français ne soient pas la cible des manifestants qui ont écumé les rues de Bamako, Ouagadougou ou Niamey, est corroboré par plusieurs observateurs : ainsi El Hadj Souleymane Gassama, alias Elgas, parlant de « manifestations hostiles, qui tout de même s’attaquent à des symboles plus qu’à des personnes »[iv] ; ou encore Thierry Vircoulon, Alain Antil et François Giovalucchi pour qui : « Les paroles s’accompagnent parfois de manifestations violentes contre des sociétés françaises, des représentations diplomatiques et/ou culturelles, plus rarement de menaces contre les résidents français »[v].

« A bas la France », « la France doit partir », « Non à la France », etc. sont les slogans qui ont le plus été scandés par les manifestants ; le plus emblématique étant sans nul doute « France, dégage ! ». Pour autant, pas plus que ses ressortissants et encore moins le peuple français, la France en tant que pays ou territoire, n’est en aucune façon l’objet de quelque récrimination que ce soit. Et pour cause ! Nombreux sont en effet les Africains de l’espace francophone pour qui la France demeure un pays de cocagne. Elle reste en tout cas leur première destination parmi les pays de l’OCDE en dépit d’une politique migratoire aussi contreproductive que malencontreuse. C’est dire la nécessité d’expliciter le contenu notionnel de cette « France » que le mouvement du « dégagisme africain » va prendre pour cible. Ce sera chose faite avec la plateforme regroupant plusieurs partis politiques au Sénégal, dénommée « FRAPP-France dégage ». Ce qui, précise-t-elle, est visé à travers leur cri de ralliement, c’est « la France institutionnelle qui en collusion avec le capitalisme vampirise les peuples ici en Afrique francophone et là-bas en France. »[vi]

Dès lors, serait-il encore pertinent de parler de « sentiment anti-français », ou bien ne conviendrait-il pas, comme le suggère un collectif de personnalités des pays du Sahel[vii], de parler plutôt de … « sentiment anti- Françafrique » ? Tel est également le sens dans lequel abondent Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla dans une de leur publication[viii]. Certes, cette approche peut sembler vouloir inscrire les manifestations du « dégagisme africain » « dans un processus qui relève en fait de la déresponsabilisation de soi. Accuser ainsi la France de tous les maux est censé permettre de masquer la faiblesse de l’État au Niger et au Burkina [par exemple], et sa faillite au Mali »[ix] ; il n’en demeure pas moins, pour reprendre les termes de Mamadou Koulibaly, que « la mainmise de l’Etat français sur nos autorités » est encore visible[x], et que « les relations incestueuses entre l’Etat français et les Etats africains » qui caractérisent la « Françafrique » n’ont pas franchement cessé[xi], attestant ainsi de sa résilience. Emmanuel Macron a beau proclamer la fin de la « Françafrique », elle lui colle à la peau comme le sparadrap du capitaine Haddock.

Avec le substantif « sentiment » ressurgit l’impensé colonial de la France[xii], qui nous replonge dans un imaginaire où le concept biologique de « race » refait surface pour structurer le discours politique. En effet, le terme suggère que les manifestations dont les rues de Bamako, Ouagadougou ou Niamey ont été le théâtre, procèdent non pas de la raison qui serait « hellène », mais de l’émotion qui, elle, serait « nègre ». Et c’est sur cette émotion, aux dires de l’ex ambassadeur français Jean-Marc Simon, que «la haine [dirigée contre la France] distillée simultanément par les décoloniaux et les wokes, relayée par les réseaux sociaux et exploitée par certaines puissances […] trouve(rait) un terreau fertile pour se propager » [xiii]. Ainsi assignés à l’enseigne de l’irrationalité, les Africains, éternels enfants malléables à merci, seraient, par essence, « incapables d’opérer des choix rationnels, fondés sur des calculs entre les coûts et les bénéfices de la coopération de leurs pays avec tel ou tel pays partenaire »[xiv]. Rhétorique au relent raciste qui nous conduit à nous poser avec Fassou David Condé et Dimitri M’Bama, ces quelques questions : « En quoi la contestation des opérations militaires au Sahel ayant fait des dizaines de morts civiles serait-elle irrationnelle ? En quoi la critique du Franc CFA et de son arrimage à l’euro, lancée par l’économiste égyptien Samir Amin, serait-elle irrationnelle ? Et, enfin, en quoi la revendication d’une souveraineté politique et économique, dont des figures emblématiques comme Kwame Nkrumah, Mongo Beti, Patrice Lumumba et Thomas Sankara auront été les fers de lance, serait-elle irrationnelle ? » [xv]

Nous sommes donc bien loin d’un mouvement d’humeur et irréfléchi, les raisons étant légion[xvi] qui poussent les populations africaines au premier rang desquelles les jeunes, à descendre dans la rue pour exprimer leur colère.

Contrairement aux médias de l’hexagone qui, relayant les officiels français, ont cédé à la « facilité langagière » qu’offre l’expression « sentiment anti-français », des observateurs plus respectueux de la complexité du phénomène ont vis-à-vis de ce dernier amorcé une approche plus distanciée. C’est le cas de Thierry Vircoulon, Alain Antil et François Giovalucchi qui lui ont consacré, pour le compte de l’Institut français des relations internationales (IFRI), une étude dont le rapport a été publié sous le titre Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone.[xvii] « De prime abord difficile à nommer et plus encore délicat à évaluer »[xviii], l’objet « sentiment anti-français », tout au long de leur étude, sera donc pour ainsi dire révoqué au profit de « discours anti-français », plus en phase avec une « contestation raisonnée qui porte sur les éléments objectifs de [la] politique [africaine de la France] »[xix]. Du registre affectif dans lequel le débat avait jusque-là enfermé la lecture des événements récents au Sahel, on passe ainsi au registre discursif qui signifie que les acteurs impliqués dans ces mouvements de colère procèdent moins par « (res)sentiment » que par raisonnement.

Toutefois, si l’étude de l’Ifri a pu s’affranchir de l’usage médiatique d’une expression aussi controversée, elle est en revanche restée tributaire d’un discours officiel dominant et captieux. Qu’il y ait une « convergence d’intérêts » entre russes et « néo-panafricanistes » pour exacerber dans l’opinion publique le « discours anti-français » sous le leitmotiv du « complot de la France contre l’Afrique » ; et que les gouvernants africains et leurs « opposants » aient trouvé dans ce « complot » une « ressource politique de premier ordre » qu’ils n’ont aucun scrupule à instrumentaliser en faisant de la France le « bouc émissaire parfait » de leur incurie, tout cela est de bonne guerre. Surtout dans un contexte où la situation de rente et de monopole dont la France a longtemps bénéficié en Afrique francophone a cédé le terrain à une concurrence géopolitique ouverte et sans merci ; où de surcroit la guerre informationnelle a pris le pas sur la guerre conventionnelle. En d’autres termes, la France ne peut déroger au sacro-saint principe selon lequel « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ».

Il arrive forcément un moment où l’Histoire vous rattrape et vous demande des comptes ; à moins, comme l’ont fait d’autres anciennes puissances coloniales, d’avoir l’intelligence de quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent[xx]. Au lieu de quoi, on assiste à une étonnante inversion des rôles où le bourreau se fait passer pour la «victime» : « la France, accusée d’ingérence dans nombre de pays africains, est décrite en victime des rivalités géostratégiques planétaires. » peut-on lire dans la postface de la nouvelle édition de l’ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique.[xxi] « Cette rhétorique, […] en inversant les causalités, […] renverse les responsabilités. »[xxii] Il est dès lors aisé de comprendre pourquoi ce qui est tenu comme « discours anti-françafrique » en deçà de la méditerranée est perçu comme « sentiment anti-français » au-delà.

Roger Esso-Evina

Douala, Cameroun

Notes

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[i]                                                      Si, comme le souligne Wikipedia, le « sentiment antifrançais » - entendu comme « francophobie » - « existe sous diverses formes et dans différents pays depuis des siècles », c’est, selon une récente étude de l’Ifri (juin 2023), dans certains pays d’Afrique francophone, notamment du Sahel, qu’il remplirait « une fonction dans le champ politique […], celle de désigner un bouc émissaire. »

[ii]                                                     Nous prenons à notre compte la définition du mythe que formule Michel Leroy dans son ouvrage intitulé Le mythe jésuite de Béranger à Michelet, paru en 1992 aux éditions PUF, collection Ecriture. On y lit à la page 368 ce qui suit : « Le mythe est un discours qui affiche sa transparence ; il prétend dévoiler une réalité cachée, et la fonction référentielle semble donnée comme essentielle, mais ce n’est là qu’une mystification, une ruse de l’énonciation. Le mythe vise moins à représenter la réalité qu’à la transformer. Le critère de validité d’un mythe n’est pas la vérité, coïncidence entre une affirmation et la réalité, dans la mesure où le mythe se cristallise autour d’un faible noyau de réel : l’efficacité est le seul critère pertinent. Le mythe se définit d’abord par sa valeur instrumentale, sa capacité à mobiliser des partisans, à diaboliser l’adversaire, à donner une explication apparemment cohérente et vraisemblable des événements, passés, présents et même futurs. La valeur instrumentale dépend étroitement de la valeur explicative : le mythe suscite d’autant plus facilement l’adhésion, qu’il paraît donner la clé – une clé unique – aux mouvements de l’histoire et aux ressorts de la société. »

[iii]                                                    Cf. M. Mamadou Kouliblay sur son compte facebook, dans sa chronique hebdomadaire « Les jeudis de Mamadou Koulibaly » du 5 décembre 2019 dont ci-après quelques extraits de sa réponse : « Monsieur le président Macron, ce que vous appelez « sentiment anti-français », comment allez-vous le présenter ? […] Je parle français en ce moment et non en Senoufo ou en Dioula, en Sérère ou Ouolof ou encore en Soninké ou en Bambara. Donc je ne suis pas contre le français ». Et de poursuivre en disant : «  Je n’ai rien contre les Français, j’ai des amis français, les Français investissent chez nous, nous travaillons pour eux, ils travaillent parfois pour nous et nous allons chez eux et nous nous marions avec eux, nous vivons ensemble, ici comme en France, sans aucune animosité…Donc nous ne sommes pas contre les Français ». ou encore : « Quand on descend à l’aéroport d’Abidjan, le boulevard qu’on prend s’appelle Giscard d’Estaing, le pont qu’on emprunte s’appelle De Gaulle, la route qu’on prend pour aller à l’université s’appelle boulevard François Mitterrand. Non, nous n’avons ici en Afrique francophone rien contre les Français »

[iv]                                                    Cité par Christian Eboulé, dans son article intitulé « "Le sentiment anti-français", retour sur une expression contestée sur le continent africain » publié le 01 mars 2023 dans TV5 MONDE INFO.

[v]                                                     Thierry Vircoulon, Alain Antil et François Giovalucchi, « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone», Études de l’Ifri, Ifri, juin 2023 p 6.

[vi]                                                    Daouda Gueye, « À propos du concept "France dégage" », publié sur seneplus.com, le 02 aout 2019.

[vii]                                           Cf. leur tribune publiée le 12 janvier 2020 par la rédaction du Club de Mediapart.

[viii]                                                  Fanny Pigeaud, Ndongo Samba Sylla, « Derrière le « sentiment antifrançais », la révolte contre la Françafrique. L’Afrique en quête de souveraineté », dans Revue du Crieur 2022/1 (N° 20), pages 94 à 111, Éditions La Découverte. Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2022-1-page-94.htm

[ix]                                                    Francis Akindès, « Le ressentiment antifrançais, ou comment se défausser de ses responsabilités », Jeune Afrique, 9 janvier 2022.

[x]                                             Cf. la « convocation » très cavalière, le 4 décembre 2019, des chefs d’Etat des pays du G5 Sahel au Sommet de Pau par le président E. Macron.

[xi]                                            Cf. la présence assumée du chef de l’Etat français aux obsèques du président maréchal et non moins dictateur Idriss Déby Itno.

[xii]                                                   « L’impensé colonial désigne la persistance, la résurgence ou la reformulation de schémas imaginaires qui avaient été institués pour légitimer l’ordre colonial et qui survivent dans la pensée républicaine moderne. » Mathieu Rigouste, « L'impensé colonial dans les institutions françaises : la « race des insoumis » », Ruptures postcoloniales (2010), pages 196 à 204.

[xiii]                                                  Jean-Marc Simon, « Le sentiment anti-français en Afrique. De quoi parle-t-on ? », Revue Conflits, Causeur.fr, 14 juin 2023.

[xiv]                                                  Fassou David Condé et Dimitri M’Bama, « Derrière l’expression « sentiment anti-français », le mépris des élites de l’Hexagone », Jeune Afrique, 25 mars 2023.

[xv]                                                   Ibid.

[xvi]                                          Jean Pierre Olivier de Sardan, « Le rejet de la France au Sahel : mille et une raisons ? », AOC média,

                mardi 7 décembre 2021

[xvii]                                                 Thierry Vircoulon, Alain Antil, François Giovalucchi Op. cit.

[xviii]                                                Ibid., p 6.

[xix]                                                  Ibid.

[xx]                                                   Il est assez curieux à cet égard que l’on n’observe pas de « sentiment anti-anglais », ni « anti-portugais », ni « anti-espagnol ». Il doit bien y avoir une raison à cela. En revanche, le « sentiment anti-russe » est bien réel et très fort en France notamment, consécutif aux manœuvres du groupe wagner à travers l’Afrique francophone ; mais également en Europe, surtout depuis l’« agression » de l’Ukraine par la Russie. A méditer.

[xxi]                                                  Cf. le magazine Afrique XXI dans son édition du 23 septembre 2023,

[xxii]                                                 Ibid.

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