Résumé de l’épisode précédent : suite à l’ingestion d’un produit 100% naturel à dose homéopathique ou presque (de la térébenthine), Roger a eu une épiphanie telle l’éclosion d’une fleur de Bach dans sa fraîche rosée de brandy : il va prendre de la DROGUE !
Légalement, en plus.
Ah, Roger a peut-être oublié de mentionner qu’il a un TDAH (Trouble Déficit de l’Attention avec Hyperactivité), et que le produit qu’il veut prendre, techniquement parlant, est un stupéfiant, trouvable en pharmacie. On a vu plus illégal, mais quand même.
Sauf qu’il va mettre six mois pour arriver jusque là, ce qui est long, surtout quand on n’est pas patient. Promis, il vous expliquera un autre jour comment et pourquoi ça a pris autant de temps.
Suite à un errance hypertextuelle dont les algorithmes ont le secret, Roger est tombé sur les vidéos d’une américaine (la sainte Jessica McCabe, qui mériterait probablement une statue ou deux pour sa chaîne youtube “How to ADHD”). Ça tombe bien, il se débrouille plutôt bien en anglais.
“Personne n’est responsable d’avoir un TDAH, mais on est responsable d’apprendre à le gérer”.
Ah.
Précisons avant d’aller plus loin, Roger avait déjà fréquenté des psychologues. Des gens chez qui on s’assoit, et on parle. La dernière psychologue de Roger l’a bien aidé. Il avait trouvé son numéro au pif dans l’annuaire à une période de sa vie où ça n’allait pas fort, et par chance elle avait une spécialité en EMDR qui l’a aidé à se débarrasser ou atténuer ses croyances les plus négatives. Elle prenait aussi la parole beaucoup plus que les autres qu’il avait consulté avant elle.
Malgré qu’elle soit sympa et efficace dans son domaine, Roger avait malgré un peu de mal à lui dire quand parfois ça ne fonctionnait pas, comme s’il avait peur de la contrarier. Oh, grâce à elle, ça s’était quand même bien amélioré, mais il y avait toujours un “truc qui revenait”. Roger savait qu’il était désordonné et qu’il faisait mal les choses malgré le cœur qu’il y mettait. C’était objectif et parfaitement vérifiable.
Il avait bien essayé à un moment de lui parler de son TDAH, mais pour elle, c’était un truc qu’on reprochait aux enfants alors que c’était naturel: “autrefois dans la savane c’était bien pratique”.
Il n’avait pas insisté. Puis le reste de ses séances avec elle avait déjà bien fonctionné, non ? Mais il n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il était toujours aussi fatigué et chroniquement incapable de se concentrer. Elle pensait qu’il avait un trauma caché, enfin après des années de recherche, il voyait pas trop ce que ça aurait pu être…
Roger avait du mal à mettre des mots sur sa profonde auto-détestation. Quelque soit le niveau qu’il se fixait ou le sujet, il serait mécontent. Souvent, il voulait profondément et désespérément faire des trucs, comme écrire, mais son temps lui filait tout seul entre les doigts. Il y avait toujours une priorité qui se plaçait entre lui et son éditeur de texte. Quand il arrivait à l’ouvrir, ben il était fatigué.
Pourtant, il travaillait à plein temps, s’il pouvait coder et travailler sur des sujets compliqués, pourquoi avait-il autant de mal à s’asseoir, écrire et relire quelque chose de A à Z ? Et pourquoi était-il toujours épuisé ? Pourquoi retombait-il toujours autant dans les jeux vidéos ? D’ailleurs, même quand il se fixait de ne pas y toucher et arrivait à s’y tenir, il n’arrivait pas à faire les choses bien par ailleurs…
Mais ce qu’il découvrait là, sur le réseau social vidéo racheté par Google, ce n’était pas le même propos, ni le même but, que ses séances de psy.
Les vidéos portaient sur des explications point par point de “comment on fonctionne avec un TDAH”.
Par exemple, la “mémoire de travail” (le nombre de choses qu’un être humain peut garder en tête au même moment, exactement comme la RAM d’un ordinateur ou d’un téléphone portable), qui est plus courte. Ah, ça tombe bien, Roger adore se comparer à un Shadok avec 4 cases dans le cerveau !
La gestion de l’attention: ce n’est pas que les gens avec un TDAH n’ont pas de capacité à se concentrer, c’est qu’ils ne peuvent pas choisir sur quoi, nuance !
Bigre, commence à se dire Roger, ça peut expliquer les séances de révision du latin qui tournaient au cauchemar durant son adolescence…
La gestion des émotions: la régulation des émotions est affectée aussi, au même titre que l’attention : donc toutes les émotions, positives ou négatives, ont tendance à avoir des pics plus intenses (à contexte égal) que quelqu’un sans TDAH. Donc grosses joies, grosses colères, et aussi grosses tristesses.
Re-bigre, se dit Roger. C’est vrai qu’il ne peut pas du tout écrire après avoir lu le journal, car dans ce cas il ne peut rester pas assis. Et puis, bon, Roger ne se voit pas comme hypersensible (c’est son côté macho, il refuse catégoriquement cet adjectif), mais sa psy a déjà osé utilisé ce mot-là pour lui (et ça l’a fait salement grincer des dents). Il avait bien noté que les gens autours de lui réagissait pas aussi fortement à certains évènements. Ça lui avait souvent donné l’impression de vivre dans un jeu vidéo dont il aurait sélectionné par erreur le mode hardcore au lieu du mode normal, mais il n’avait jamais pu le dire à voix haute car ça le faisait se sentir ridicule.
Et les pics d’émotions intenses apportent d’autres problèmes: c’est difficile de se faire confiance quand on sait qu’on s’enthousiasme pour un rien et qu’une fois le pic passé, même la personne va avoir du mal à expliquer ce qu’il s’est passé et l’intérêt mis dans le sujet en question. C’est déprimant par avance.
Puis les grosses émotions sont la meilleure manière de se sentir, ou de passer, pour un ado attardé. En plus, (ça Roger le tient des conseils d’éducateur canins), les grosses émotions et stimulations intenses, même positives, ça fatigue.
À la réflexion, si c’est vrai pour les chiens, ça doit l’être aussi pour les humains.
Les relations sociales et la dy…. D-y-s-p-h-o-r-i-e, dysphorie de rejet ? Cékoiça ? Roger avait entendu parler de la dysphorie de genre, mais sa connaissance en matière de dysphorie s’arrêtait là. Y’en a d’autres ?
Ah. Problèmes pour se faire des amis. Inquiétudes et angoisses qui empêchent d’aller vers les autres, à cause de la peur complètement irrationnelle de faire une gaffe que la personne ne pourra pas anticiper.
Roger a longtemps pensé à la fois qu’il était un genre de mutant bizarre, et que c’était en même temps très prétentieux de penser comme ça. Il avait de la sympathie pour le héros des chants de Maldoror, dans lequel il se reconnaissait sans pouvoir oser le dire, car c’était idiot.
Mais à la fin de cette semaine-là, après avoir commencé à regarder ce qui se fait sur le TDAH côté anglophone, pour la première fois depuis la maternelle, il ne se sent plus comme un monstre ou un alien.
Il est juste un mec normal avec un TDAH. Roger se sent soulagé, et pour tout dire, libéré.
Bon, d'accord, il est toujours vachement énervé.