Roger le Dérangé

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Billet de blog 27 septembre 2024

Roger le Dérangé

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Le Tango du handicap invisible

Roger attends toujours pour enfin prendre de la drogue. Donc il s’occupe comme il peut pour patienter. Par exemple, comme il a attendu bêtement l’âge adulte pour avoir un diagnostic, il danse le tango de la prise de conscience du handicap invisible.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Et en public, en plus ? Comme ça, directement, sans répéter ni rien ? ça va être un désastre. Qu’est ce que j’ai fichu encore ? Enfin c’est trop tard pour se plaindre.

Trois coups de bâton. Le rideau se lève sur Roger, qui s’avance au milieu de la scène.

    Je sais depuis longtemps que j’ai un problème. Mais j’ignorais qu’il y avait un mot pour ça, une définition et plein de gens, finalement, comme moi.

Roger recule de deux pas.

Les profs, les docteurs, les psychologues n’ont rien vu. Ça ne doit pas être si grave que ça, si ça ne se voit pas.

Roger continue de reculer pour retourner derrière le rideau. Tout en parlant et comptant sur ses doigts.

J’ai un un boulot en CDI. Je gagne même plus que la médiane de la population. J’ai eu mon brevet, puis mon bac S, une licence, et même un master.

Il disparaît derrière le rideau.


Alors quoi, on arrête le tango ici ? Avant d’avoir commencé ?
D’ailleurs, c’est probablement pas ça, un tango. Misère. Un cha-cha-cha à la rigueur ? Est-ce que ça se danse sur scène, le tango ? Pas sûr. C’est n’importe quoi, ce spectacle ! Mais il a débuté, et c’est devenu trop compliqué pour tout arrêter. Ça se passe aussi dans ma tête, voyez-vous. C’est lancé, je ne peux plus l’arrêter et il va falloir une chute.

Roger repasse la tête derrière le rideau, puis revient au centre de la scène, d’un pas très prudent.


On va partir sur ma relation aux spectacles et à l’école. Je ne sais pas par où commencer, donc ça fera bien l’affaire.

Il inspire fortement.


 Le seul spectacle de fin d’année dont je garde un bon souvenir, c’est celui du CP. Il n’y avait que huit garçons dans la classe. L’institutrice nous avait fait monter à part une petite pièce de théâtre. Ça s’était bien passé. Merci à elle.
Les spectacles de fin d’année suivants ont tous été des chorégraphies de groupe:  pour moi, ça voulait dire humiliation sur humiliation. Je faisais de mon mieux pour écouter les instructions, jusqu’au moment où elles m’échappaient. Les suites de mouvement sortaient toutes seules de ma mémoire comme un liquide non miscible dans un autre. Je me trompais tout le temps.

Il continue de marcher vers le bord de la scène.

Je “trichais” en copiant les autres avec un temps de retard. Je finissais sempiternellement au fond pour que mes bêtises ne soient pas trop visibles du public. Bref c’était tellement la pagaille que j’ai eu un mot de ma mère pour ne pas participer au spectacle de fin d’année, tellement ça me pompait l’air. J’étais mieux dans un coin de la cour avec un bouquin. Je ne me ridiculisais pas pendant ce temps-là.

Positionné au bord de la scène, Roger s’arrête. Il lève la jambe droite, en équilibre précaire.


La neuropsychologue qui a réalisé mon bilan m’a dit que j’étais “à la limite entre deux référentiels pour la dyspraxie”. Enfin, dyspraxie, c’est le vieux nom, de nos jours on dit “trouble développemental de la coordination”. L’apprentissage de l’organisation des gestes est plus compliquée. Mais je me plains pas trop. J’ai la version “gentille”. J’ai copain vraiment dyspraxique, moi c’est trois fois rien du tout en comparaison. J’ai pu apprendre à écrire, lacer mes chaussures… En me faisant engueuler car j’étais très lent, mais j’ai pu le faire. Et la dyspraxie, c'est même pas mon problème principal.

Il repose la jambe et recule avec un petit saut, perd un peu l’équilibre et recule de quelques pas supplémentaires en battant des bras.


Je vais vous avouer un truc. Je ne mérite pas ma mention au bac. Attention, je n’ai pas triché. Enfin, je ne crois pas qu’on puisse appeler ça comme ça. Le prof de sport m’a exempté de sa matière car il connaissait mes parents.
Ah, vous trouvez ça moche ? Moi aussi. Mais c’est peut-être moi qui raconte mal. Attendez, je me rapproche.
Avancée au bord de la scène, comme pour une confidence.
J’étais nul, en sport. Mais les profs du secondaire m’aimaient bien car ils voyaient que j’essayais quand même et j’étais pas chiant.
 Mais je faisais que ça: essayez. Et donc, l’année du bac… Je le revois encore. Ce putain de volant de badminton. 


Roger s’écarte pour mimer tout en parlant.


Se mettre sur le cours de badminton… Voir le type en face servir… Regarder le volant arriver... ça y est, il est en l’air, trajectoire parabolique parfaite… Suivre les instructions du prof avec le bon positionnement, le bon alignement du corps, le bon appui, le bon bras, fixer le volant des yeux, étendre le bras… J’étends le bras. Le volant est pas arrivé dans la raquette. Ah ben ouais, il est par terre.


Roger soupire et revient au bord de la scène.


J’ai ainsi eu mon bac S, à 12,04 de moyenne. Donc avec mention, “sans” sport, “grâce” à mon prof de sport. C’était le seul enseignant à avoir formulé qu’un un truc clochait chez moi. Il a même prévenu le médecin scolaire…
Et la délégué de classe a oublié de me faire passer l’info lors de son passage, donc j’ai loupé le rendez-vous. Un agenda de ministre c’est rien à côté de celui d’un médecin scolaire, donc c’était trop tard pour faire quelque chose. Bof. Vu la formation moyenne des professionnels, c’est pas dit que ça aurait changé grand-chose.
(Trucmuche la déléguée, je t’en veux quand même un peu).

Roger lève le nez et commence à se gratter la tête.


J’ai l’impression d’être un sale profiteur, mais ma moyenne en sport cette année-là était de 1/20...

Il recule à nouveau, mais s’arrête avant le rideau. 


Oui, j’ai bouclé mes études. J’en ai jamais été content. Y a des gens, quand je leur dis ça, ils tentent de me rassurer, de me dire d’arrêter de me mettre des baffes alors même qu’ils ont envie de m’en coller une. En théorie, je m’en sors mieux de ce côté là que… Pfiou, je ne sais pas. Une grosse, grosse fraction de la population ? Donc quand je me plains, c’est un peu comme si quelqu’un se plaignait de pas pouvoir se servir du rab de foie gras devant un parterre de bénévoles d’Action Contre La Faim ? Alors la plupart du temps, je ferme ma gueule… Mais y a toujours la voix qui me souffle que je suis un imposteur. Même quand je me tais pour pas gêner.

Roger regarde le rideau en silence un instant. Il semble hésiter, mais ne va pas se cacher derrière.

Je suis une aberration. Une illusion d’optique. 

Trois bonds lourds sur le côté gauche à pieds joints, tout en parlant.


Changez de niveau de zoom sur mes valeurs chiffrées et mes métadonnées, et c’est deux visions opposées qui s’affrontent: je suis à la fois bon et cancre, avec le même travail fournis et la même note reçue au même moment !

Il s’arrête.


Je suis obligé de détailler, maintenant ? Vous êtes nuls, comme public. Faut toujours tout vous expliquer, vous faites pas d’effort… J’en ai ras-le-bol ! Voilà ! J’en ai marre de faire ce qu’on me dit, donc vous allez voir ce que ça fait quand je décide pour de vrai de pas bosser !

Il croise les bras, attends. Rien ne se passe. Roger soupire, hausse les épaules, et commence à déambuler de long en large.


L’astuce, ou le hic, c’est la prise en compte de la classe sociale. Le niveau socio-économique des parents influe énormément sur celui des enfants. Si vous voulez pas que votre enfant finisse à la rue: soyez riche. 
Il paraît que changer de classe sociale prends six générations donc vous feriez bien de commencer de suite. Je serais vous, j’arrêterai de lambiner.

Quand ma famille en avait marre de m’entendre m’auto-flageller à  propos de mon niveau scolaire, elle me rappelait gentiment que j’avais bossé pour en arriver là, quand même. J’ai pas été dans une école fantôme, j’ai pas eu de piston pour entrer quelque part. Jamais. 
Bac S, option physique-chimie, 12,04 de moyenne. Mention assez bien. C’est nul. Licence à la fac. C’est nul. Master… Sans mention, quelques matières au rattrapage.

Ça vous laisse froid ? Vous ne me huez pas ? Je le mérite, pourtant. Faut que je le fasse tout seul, ça aussi ?

Il met ses mains en porte-voix et imite Homer Simpson.

Bouhhh ! C’est nul. Nuuuuul !

Puis il claque des doigts.

Et là, bim, C’est le moment où quelqu’un me rappelle que c’est déjà beaucoup plus qu’un gros paquet de gens, et il aura raison. On vient d’avoir cette comparaison avec Action Contre La Faim, et elle est toujours là. Enfin, sauf dans ma tête. L’information refuse d’y entrer.
Je devrais peut-être préciser que ma famille ne produit que des ingénieurs. Sur tout mes cousins, nous ne sommes que 18% à ne pas avoir fait une “école d’ingénieur”… Oui j’ai fait un produit en croix.
Pour la “plèbe” qui n’aurait pas le compris le message: Un master de fac, c’est comme avoir un sac à main “Niort” en simili-cuir made in China. Pour ceux qui connaissent pas le système, ça peut faire illusion, mais pas quand tu as grandi avec une grand-mère qui te demande si ta cousine va choisir Normale Sup plutôt que Science-po. Savoir si Centrale vaut Polytechnique est un sujet de fond à table en famille. On ne parle ici que des écoles françaises et parisiennes. Un peu de sérieux, allons.

Roger arrête de bouger.


Promis, un jour je vous raconterai pourquoi les doctorats sont des trucs de hippies qui veulent pas travailler. Enfin là c’est pas le sujet… Bon sang c’est compliqué, ça s’embrouille dans ma tête… je fatigue !

Il s’assoit, serre les bras contre sa poitrine, se balance légèrement d’avant en arrière et parle à lui-même.


Alors, je suis nul, mais doué, je suis pistonné, mais pas doué, je suis mauvais, mais je m’en sors mieux que la plupart des gens… Je suis mauvais, mais je m’en sors bien, j’ai beaucoup travaillé et j’ai été très très aidé, mais je m’en suis sorti tout seul, mais je suis nul…

Il répète ce paragraphe encore deux fois. Puis il se lève, commence à parodier une danseuse de ballet classique en battant des bras comme un cygne ivre et en tournoyant sur lui-même. En même temps il parle d’une voie aiguë avec un rire nerveux.

Roger n’a pas encore atteint son plein potentiel ! Roger peut y arriver s’il fait des efforts ! Roger doit apprendre se con-cen-trer !

Il continue de danser n’importe comment mais reprends un ton plus sérieux.


C’était sur tout mes bulletins, du cp à la terminale. A croire que les profs copiaient leurs appréciations les uns sur les autres. Sauf qu’ils se trompaient tous: je faisais des efforts. Mais je croyais que mes camarades de classe en faisaient encore plus que moi, c’est tout !

Il continue encore un peu de sautiller, d’un pied sur l’autre.


En fait de cliché du “handicap invisible”… Tout le monde était d’accord pour dire qu’il y avait un problème quelque part, depuis le début. Ce sont les efforts que je fais pour ne pas que ça se voit qui sont invisibles.

Roger tombe de scène et se casse la figure au pied du public.

Aïïeu !

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