Roger Puati

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Billet de blog 4 juin 2025

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Sous la laïcité, l’arabophobie

Soyons clairs : ce n’est ni la République qu’on protège, ni la laïcité qu’on sauve. Ce que l’on traque, c’est une image : celle de la femme arabe. Celle qui n’est pas « comme nous ». Celle qui déroge, qui trouble l’horizon visuel du patriote en short. Celle qu’on aimerait faire disparaître de l’espace public. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’article de mon confrère François Clavairoly, « La République vestimentaire », publié dans L’œil de Réforme du 28 mai 2025, m’a ramené près de trente ans en arrière. Déjà, au milieu des années 1990, la République française semblait perdre ses nerfs devant un simple bout de tissu : le voile « islamique ». Depuis, la laïcité s’est imposée partout — ou plutôt, elle a été imposée contre certains.

Je me souviens avoir écrit à l’époque pour m’inquiéter d’une République qui se sent menacée non par la violence ou la haine, mais par la différence. Une République qui redoute l’altérité, combat les particularismes, cible celui – mais surtout celle – qui n’entre pas dans le moule. Une République qui nivelle pour mieux contrôler, parce que la tenue d’une femme qui lui échappe l’effraie. En Iran, on oblige les femmes à se voiler ; en France, on les oblige à se dévoiler. Et parfois, à se dénuder. Sérieusement.

Le 13 août 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Nice validait un arrêté municipal interdisant le port de « vêtements religieux » sur les plages de Cannes. L’ordonnance affirmait que cet arrêté se conformait à l’article 1er de la Constitution : « La France est une République laïque », et donc que personne ne pouvait se prévaloir de ses croyances pour s’affranchir des règles communes. Très bien. Mais depuis quand des « règles communes » s’appliquent-elles aux maillots de bain sur une plage ? À moins qu’on ne parle d’attentat à la pudeur inversé : non pas se montrer, mais être trop habillée.

Car c’est bien cela le comble : une femme trop vêtue fait trembler la République. Elle n’expose pas assez son corps. Elle dérange. Et pourtant, il ne s’agissait pas d’une baignade dans une piscine chlorée soumise à des normes d’hygiène strictes, mais d’un simple plongeon dans la Méditerranée. Alors, soyons concrets : dans quelles proportions une femme habillée pollue-t-elle la mer ? Et surtout, combien de centimètres carrés de peau une femme doit-elle exhiber pour apaiser l’angoisse républicaine ?

Le virus du burkini s’est ensuite propagé à Menton, Villeneuve-Loubet, Saint-Laurent-du-Var, Beaulieu-sur-Mer, Saint-Jean-Cap-Ferrat, Le Lavandou, Cavalaire-sur-Mer, Cogolin, Sainte-Maxime, Fréjus… Des arrêtés municipaux tombés comme une pluie d’interdits. Pour justifier cette offensive textile, le maire de Villeneuve-Loubet, Lionel Luca, affirmait que « la République, ce n’est pas venir à la plage habillé en affichant ses convictions religieuses », et ajoutait avec aplomb : « d’autant que ce sont de fausses convictions, car la religion ne demande rien en la matière. » Merci pour cette lecture théologique éclairée.

Manuel Valls, alors Premier ministre socialiste, n’était pas en reste : « Le burkini n’est pas une mode, c’est la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme. »

Certes. Il serait de mauvaise foi d’affirmer que toutes les femmes voilées le sont par choix éclairé. Mais prétendre que toutes celles qui se couvrent en mer attendent un chevalier républicain pour les libérer est grotesque. Ma propre mère, congolaise, protestante, libre et indépendante, a toujours porté un foulard sur la tête – sans qu’un préfet vienne lui expliquer en quoi elle se trahissait elle-même.

Heureusement, il reste quelques digues : le Conseil d’État a suspendu l’arrêté de Mandelieu-la-Napoule, rappelant qu’aucune interdiction ne saurait être justifiée sans « un risque actuel et avéré pour l’ordre public ». Le bon sens, parfois, survit au naufrage idéologique.

Soyons clairs : ce n’est ni la République qu’on protège, ni la laïcité qu’on sauve. Ce que l’on traque, c’est une image : celle de la femme arabe. Celle qui n’est pas « comme nous ». Celle qui déroge, qui trouble l’horizon visuel du patriote en short. Celle qu’on aimerait faire disparaître de l’espace public. Une sorte d’exotisme gênant. Voilà pourquoi la citation de Régis Debray, reprise à juste titre par François Clavairoly, résonne avec force : « C’est quand la République n’est plus une communauté d’images, de notes, de rêves et de volontés que les communautarismes refoulés remontent à la surface et se vengent. »

Et pendant ce temps, l’intolérance française rivalise avec celle des mollahs, pendant que la clairvoyance britannique, ailleurs, apprend à vivre avec la pluralité. Vive la laïcité. Mais pas celle des mollahs en République.

Roger Puati

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