YVAN COLONNA ET LES ORFRAIES
Ces jours derniers et encore aujourd'hui, le monde des-princes-qui-nous-gouvernent et celui des-
princes-qui-ne-nous-gouvernent-plus augmenté de celui des-princes-qui-voudraient-bien, le monde
des puissants, des bien en cour, des qui font la pluie et le beau temps, des pythies gazetières, des
partisans d'ici et des partisans de là, des affidés des premiers, des obligés des seconds, tout ce beau
monde qui au premier frisson se rue à hue, et au second se réfugie à dia, toute cette gent oublieuse
et versatile, caquetière et frivole, n'ayant de constance et en commun que le sens aigu de son propre
intérêt, et dont l'effet sur le réel n'est le plus souvent et tout au plus qu'une irisation sur la bulle des
illusions, tout ce monde, dis-je, tourneboulé par l'affaire Cahuzac et, il y a peu, par la mise en
examen de l'ancien président Sarkozy, laquelle suivait l'affaire Woerth ou l'affaire DSK et précède
l'affaire trucmuche ou machinchose qui seront tout aussi retentissantes, tout aussi scandaleuses et
dégoûtantes, y voit l'occasion de pousser des cris d'orfraie pour les uns, pour les autres de mettre
leurs mains sur des coeurs purs de toute arrière-pensée et pour les troisièmes, lancés dans une
frénétique danse du scalp, de hululer des « Je l'avais bien dit ».
Aucun doute : du strict point de vue de chacun de ces protagonistes ou comparses de la scène
publique, ils ont tous raison.
Oui, Jérôme Cahuzac est bien coupable d'avoir profité de sa fonction pour se faire graisser la patte
par l'industrie pharmaceutique ( au fait : le corrupteur sera-t-il poursuivi lui aussi ?), d'avoir fui le
fisc dans des paradis fiscaux ( au fait : va-t-on laisser longtemps encore prospérer ces fumiers où
croissent les intérêts des fortunes détournées ?), d'avoir trompé la nation et ses élus ( au fait : qu'il
ne soit ni le premier – souvenons-nous entre mille autres de ces affaires « abracadabrantesques » -
ni le dernier ne sera d'aucune consolation).
Oui, il faut que la Justice soit indépendante et qu'elle puisse faire son travail. Même contre d'anciens
présidents de la République.
Oui, tout accusé a droit à la présomption d'innocence. Même Eric Woerth.
Oui, la presse doit pouvoir mener ses investigations à sa guise sans qu'on lui oppose sans cesse le
secret défense ou qu'on échafaude contre ses meilleurs limiers des traquenards et des embûches.
D'où vient pourtant le profond sentiment de malaise que je ressens ? Et je ne crois pas être le seul.
L'orfraie est un rapace qui pêche entre deux eaux. Il y a belle lurette que Tartuffe nous a appris que
le fourbe connaît l'art de retomber sur ses pieds et de retourner les difficultés en avantages.
On peut redouter que l'affaire Cahuzac ne redonne à l'appareil judiciaire un lustre et une réputation
d'intégrité qu'il ne mérite pas toujours.
Et surtout, le principe si important de la présomption d'innocence n'est brandi par ceux qui ont
quelque pouvoir en la matière que lorsqu'ils sont directement concernés.
Droit à la présomption d'innocence ? Instructions à charge et à décharge ? Droit à une justice
équitable ? Que voilà de bons principes républicains ! Il en est d'autres tout aussi importants : c'est à
l'accusation d'apporter la preuve que le prévenu est coupable et non le contraire ; s'il y a doute, il
doit bénéficier à l'accusé.
Liberté de la presse ? On en redemande.
En d'autres termes, Henri Guaino, Marine Le Pen ou Jean-François Coppé, François Hollande ou
Jean-Marc Ayrault, les journalistes de Médiapart ou du Figaro seraient plus crédibles dans leurs
colères, leurs indignations, leurs anathèmes, leurs dénégations ou leurs proclamations de bonne foi
s'ils ne restaient pas aveugles, sourds et muets dans tant de cas où il faudrait réagir haut et fort. S'ils
avaient fait preuve par exemple de la même passion justicière quand Nicolas Sarkozy a déclaré le 4
juillet 2003 : « La police française vient d'arrêter l'assassin du préfet Erignac, Yvan Colonna ! » et
quand il a violé encore et encore la présomption d'innocence. Mais il n'était pas seul pour ce forfait.
On pourrait même dire que le viol a été collectif. Il y avait dans la bande les plus hautes instances
du pouvoir judiciaire – Jean-Pierre-Dintilhac, Procureur de Paris – du pouvoir législatif – la
commission sénatoriale de 1999 - ou du pouvoir exécutif – J.P. Chevènement, ministre de
l'intérieur. Quant au quatrième pouvoir, il n'a pas été en reste. Rappelons-nous la sinistre « une » de
France-Soir avec son fameux « WANTED TUEUR DE PRÉFET » au-dessus de la photo du fugitif.
Il n'y manquait plus que le montant de la prime avec la mention « mort ou vif ». Tous, avant qu'il ne
soit jugé, ont, au mépris de la loi, explicitement adopté le postulat de la culpabilité d'Yvan Colonna.
Combien il eût été bon alors, que la même ardeur soit mise à traquer la vérité sur l'assassinat du
préfet Erignac, sur les tenants qui ont abouti à la disparition de cet homme honnête, sur les
constructions aussi incroyables qu'artificieuses qui ont conduit à la condamnation d'un berger. Où
étaient-ils donc nos justiciers, nos lyncheurs et autres chasseurs de primes ? « On apprend à hurler,
dit l'autre avec les loups »... Il aurait fallu s'émouvoir quand on a mis en place en 1986 et maintenu
depuis cette justice antiterroriste qui, par nature, ne saurait être qu'une justice aux ordres. Cette
justice d'exception qui ne sait pas enquêter à charge et à décharge, qui ne sait pas admettre qu'elle a
fait fausse route, qui couvre les turpitudes de certains de ses enquêteurs, qui ferme les yeux sur ses
erreurs et recourt même à des actes frauduleux et illicites, qui n'hésite pas à condamner quelqu'un à
la perpétuité alors qu'elle ne détient aucune preuve contre lui.
Il m'est arrivé, dans un salon du livre, de discuter avec un chroniqueur judiciaire fameux. Le
contenu de sa conversation m'a conduit à constater : « Vous aussi, vous pensez qu'Yvan Colonna est
innocent ». Voici sa réponse : « Je ne mettrais pas ma main au feu qu'il est coupable ». Litote
d'habile homme. Néfaste dérobade.
Tous ces indignés sont tonitruants quant ils le jugent utile et cois dans le cas contraire : ce sont des
orfraies aux clameurs sélectives.
Il y a bien longtemps déjà La fontaine nous avait donné le mot de cette énigme : « Selon que vous
serez puissant ou misérable... ». Le berger ? « Étant de ces gens-là... », il n'a pas volé son sort.
L'âne ? « ce pelé, ce galeux... »
Cris d'orfraie, faux semblants et bonnes consciences...
Roland LAURETTE