Vous avez reconnu le titre de l'ouvrage rassemblant plusieurs textes de Jacques Ellul sur le travail (Editions La table ronde, textes choisis par Michel Hourcade, Jean-Pierre Jezequel et Gérard Paul). Quel rapport avec la critique du parlement des invisibles de Rosanvallon ? Pensez-vous.
Je vais reproduire ici un court extrait d'une des contributions de J.Ellul dans Foi & Vie, n°4, juillet 1980 et signée P.Mendès dont le titre est l'ideologie du travail (Je passe sur la vision teintée de christianisme d'Ellul qui ne m'intéresse pas en l'occurence, entendez le reste débarassé de ses oripeaux chrétiens, c'est en effet très éclairant) :
« Il faut avant toute recherche ou réflexion sur le travail dans notre société, prendre conscience de ce que tout y est dominé par l'idéologie du travail. Dans la presque totalité des sociétés traditionnelles, le travail est considéré ni comme un bien, ni comme l'activité principale. La valeur éminente du travail apparaît dans le monde occidental, au XVIIe siècle, en Angleterre, en Hollande puis en France et elle se développe dans ces trois pays au fur et à mesure de la croissance économique.
Comment s'explique, d'abord la mutation mentale et morale qui consiste à passer du travail peine ou châtiment ou nécessité inévitable au travail valeur et bien ? Il faut constater que cette réinterprétation qui aboutit à l'idéologie du travail se produit lors de la rencontre de quatre faits qui modifient la société occidentale.
Tout d'abord, le travail devient de plus en plus pénible, avec le développement industriel, et apparemment plus inhumain. Les conditions du travail empirent considérablement en passant de l'artisanat, et même de la manufacture (qui était déjà dure mais non pas inhumaine) à l'usine. Celle-ci produit un type de travail nouveau, impitoyable. Et comme, avec la nécessité de l'accumulation du capital, le salaire est inférieur à la valeur produite, le travail devient plus envahissant : il recouvre toute la vie de l'homme. L'ouvrier est en même temps obligé de faire travailler sa femme et ses enfants pour arriver à survivre. Le travail est donc à la fois plus inhumain qu'il ne l'était pour les esclaves et plus totalitaire, ne laissant place dans la vie pour rien d'autre, aucun jeu, aucune indépendance, aucune vie de famille. Il apparaît pour les ouvriers comme une sorte de fatalité, de destin. Il était alors indispensable de compenser cette situation inhumaine par une sorte d'idéologie (qui apparaît d'ailleurs ici comme correspondant exactement à la vue de l'idéologie chez Marx), qui faisait du travail une vertu, un bien, un rachat, une élévation. Si le travail avait encore été interprété comme une malédiction, ceci aurait été radicalement intolérable pour l'ouvrier.
Or, cette diffusion du « Travail-Bien » est d'autant plus nécessaire que la société de cette époque abandonne ces valeurs traditionnelles, et c'est là le second facteur. D'une part les classes dirigeantes cessent de croire profondément au christianisme, d'autre part les ouvriers qui sont des paysans déracinés, perdus dans la ville, n'ont plus aucun rapport avec leurs anciennes croyances, l'échelle des valeurs traditionnelles (...) Ainsi, l'idéologie du travail apparaît et grandit dans le vide des autres croyances et valeurs.
Mais il y a un troisième facteur : est reçu comme valeur ce qui est devenu la nécessité de croissance du système économique, devenu primordial. L'économie n'a pris la place fondamentale dans la pensée qu'aux XVIIe-XVIIIe siècles. L'activité économique est créatice de la valeur (économique). Elle devient dans la pensée des élites, et pas seulement de la bourgeoisie, le centre du développement de la civilisation. Ce n'est pas encore clairement formulé au XVIIIe siècle, mais nombreux sont ceux qui comprennent déjà que le travail produit la valeur économique (…) Il fallait bien que cette activité si essentielle matériellement soit aussi justifiée moralement et psychologiquement.
Enfin un dernier facteur vient assurer cette prédominance. L'idéologie du travail apparaît lorsqu'il y a séparation plus grande, décisive entre celui qui commande et celui qui obéit à l'intérieur d'un même processus de production, entre celui qui exploite et celui qui est exploité (…).
Ce sont là, je crois, les quatre facteurs qui conduisent à l'élaboration (spontanée, non pas machiavélique) de l'idéologie du travail, qui joue le rôle de toutes les idéologies : d'une part voiler la situation réelle en la transposant dans un domaine idéal, l'ennobli, le vertueux, d'autre part, justifier cette même situation en la colorant des couleurs du bien et du sens. Cette idéologie du travail a pénétré partout, elle domine encore en grande partie nos mentalités ».
Et voilà dans ce brillant texte de J.Ellul ce que l'on pourrait opposer à des initiatives comme celles du parlement des invisibles. P. Rosanvallon promeut cette sorte de parlement comme un moyen de restaurer la démocratie. Mais en quoi des contributions et des témoignages peuvent peser politiquement ? Il faudra qu'il nous l'explique. Il y a bien escroquerie en prétendant que ces voix pourraient être celles d'un parlement. Elles ne contrebalanceront nullement une politique de gouvernement qui ne cède que face aux voix contestaires, groupées, organisées des plus visibles.
Les invisibles, pris un par un, (divisés de fait et donc dominés par les groupes organisés eux plus visibles) ceux qui n'ont ni pouvoir ni argent sont ceux ou bien sans travail ou bien ayant un travail précaire ou bien ayant un travail si présent dans leur vie qu'il ne leur laisse aucun temps pour aucune autre activité utile à la société. Ceux là lorsqu'ils ne travaillent pas et bien ils se reposent … Et c'est bien naturel, les autres ne sont préoccupés que par rendre leur situation moins précaire … Et c'est bien naturel aussi.
Ce dont souffre la démocratie c'est de cette idéologie du travail. Nous n'avons pas besoin de travail, c'est-à-dire d'être exploité mais d'argent pour vivre et pouvoir choisir librement de contribuer au bien commun (ce qui explique pourquoi il faut étudier sérieusement le concept d'un revenu miminum d'existence). C'est grâce à cela que la démocratie pourra être vivante et ne plus être dans les seules mains des professionnels de la démocratie, une démocratie-zombie car ceux qui la subissent n'y évoluent que comme des ombres invisibles.
Evidemment cette non-démocratie séparant les élus et les professionnels du peuple est savamment entretenue par un système capitaliste dont la force a atteint une telle vigueur ces dernières années qu'elle vérouille et cadenasse de plus en plus solidement la société au point qu'il devient de plus en plus sur-humain d'y créer des échapatoires.
Lorsque les grévistes de Good-year n'ont pas d'autres choix que de séquestrer des cadres dirigeants et qu'ils sont qualifiés (notamment par un grand patron américain) de délinquants méritant la prison à vie, de fous, de dingues (sans que cette parole absolument délirante de la part d'un capitaine d'industrie ne soit dénoncé comme outrancière par les grands médias), on ne peut que constater la prégnance de cette idéologie du travail qui conduit le salariat à cette servilité volontaire tant lui a été servi cette soupe : qu'il n'existait aucune autre alternative possible.
Bref le parlement des invisibles c'est la fausse solution à l'opposé tout à la fois de l'analyse socio-politique et de l'action de groupe (par exemple syndicaliste). Allez j'arrête là sur la critique de cette initiative malheureuse et nous passerons dans les prochains billets à autre chose (mais sans rester trop éloigné nécessairement des sujets du travail et de la démocratie, intimement liés selon moi).