La machine et le chômage est le titre du live d’Alfred Sauvy ayant comme sous-titre – Progrès technique et emploi (Editions Dunod – 1980). J’y ajouté le terme de compétition et tout s’inverse. Alfred Sauvy était persuadé à peine quelques années après l’apparition de l’informatisation et au moment même où elle commençait à gagner les foyers (et plus seulement les entreprises et laboratoires), qu’elle allait permettre d’éradiquer le chômage. Jacques Ellul était de ceux qui n’y croyaient pas du tout. L’histoire a donné raison à ce dernier.
Car c’est vrai, les gains de productivité depuis les débuts de l’ère industrielle ont été prodigieux. La mécanisation puis l’informatisation ont permis au capitalisme de sans cesse réduire la masse salariale en même temps que les chefs d’entreprise investissaient massivement dans les machines. Mais force est de constater que le rapport rémunération/temps de travail n’a pas été pour autant bousculé. A peine le temps de travail a-t-il été réduit avec le décret de 1982 faisant passer le travail hebdomadaire à 39 heures (et une cinquième semaine de congés payés) puis à 35 heures à partir de l’an 2000. C’était le moins. Avec cela Mitterrand et Jospin apparaissent comme les derniers dinosaures du socialisme qui a réellement vécu.
Comment se fait-il alors que la production de richesse et les gains de productivité croissant sans cesse, le gain n’en revienne pas aux salariés ? Une question de bon sens qui nous apparaît surréaliste tant l’a si bien masqué l’idéologie dominante. Car un mythe a été inventé de toute pièce ou plutôt un modèle socio-économique qui s’est répandu partout sur la planète : le modèle cher au néo-libéralisme de la concurrence libre et non-faussée, le mythe d’une compétition bénéfique pour tous et vertueuse au point qu’elle est au cœur de bon nombre de systèmes d’éducation. C’est un modèle anglo-saxon avant tout mais il existe hélas bien au-delà des nations de culture anglo-saxonne et gangrène toutes les sociétés.
Le cercle vicieux de la compétition consiste à sans cesse anticiper sur l’innovation technique ou financière (réelle ou parfois fantasmée) développée par les concurrents pour au pire ne pas perdre de parts de marché, au mieux en gagner, c’est-à-dire se développer. Gageons qu’il est rare que des chefs d’entreprise ou des conseils d’administration n’exigent pas que l’entreprise développe des parts de marché. Personne ne doit donc se reposer sur ses lauriers. Cette course sans fin génère nécessairement des gagnants et des perdants, le marché étant comme on dit non extensible ad infinitum. L’offre ne conditionne pas la demande. Ainsi pour vendre plus mais dégager du profit (les 2 objectifs auxquels le capitalisme ne peut absolument pas renoncer) ne reste-t-il qu’une seule solution : réduire les charges de travail, autrement dit ce qui a été nommé pour effet de langage, le coût du travail. Or dans le coût du travail, pour une large part, on trouve bien entendu la masse salariale. Ainsi les gains de productivité étant une nécessité pour chaque entreprise en forte compétition, y a-t-il obligation pour elle de sans cesse chercher des solutions, à partir d’une situation donnée, pour que sa masse salariale soit réduite autant que possible. Simple leçon d’économie d’entreprise ? Dans l’idéologie telle qu’elle est répandue, oui.
Mais qu’en serait-il dans une économie sans compétition ? Imaginons une seconde qu’elle soit déclarée illégale (pour les raisons invoquées plus haut, car elle force d’une certaine manière à exercer une pression néfaste sur le salarié, ce qui pourrait être déclaré, rêvons un peu, contraire à la dignité humaine). Ainsi par exemple pour éviter cette concurrence, deux entreprises devraient se répartir, selon des règles à définir, le marché, par exemple en séparant les clients en 2 groupes, ou bien selon des critères géographiques. Aussi le profit et la taille de l’entreprise seraient limités afin d’éviter que l’argent soit détourné de manière abusive vers le capital et afin d’éviter les phénomènes de trust par les jeux bien connus de fusion/acquisition (ou bien s’il s’avérait que la croissance soit liée à son propre développement afin d’éviter les phénomènes d’influence de par le poids économique que représenterait l’entreprise par rapport à d’autres). De cette manière, tout gain de productivité serait immédiatement redistribué sous forme de salaire, laissant ainsi la possibilité à tout salarié soit de percevoir de plus gros salaires pour un même temps de travail ou bien de réduire son temps de travail sans nécessairement réduire son salaire. Il faudrait bien sûr fixer des seuils de salaire qui ne soient pas punitifs mais qui permettraient tout abus. De cette manière, le fait d’encourager des salariés à réduire leur temps de travail aurait un impact significatif sur le chômage.
Comme je le disais à la fin de mon billet précédent, travail et démocratie ont plus de rapport qu’on ne le croie. Réduire le temps de travail du salarié, c’est augmenter le temps disponible pour le citoyen. Dans une vraie démocratie, la technologie et la science ne sont pas au service du capitalisme dans un but d’un gain de productivité sans intérêt pour le salarié mais au service de l’individu et du processus démocratique. La conjugaison de la technologie et du temps disponible doivent permettre une nouvelle propagation des idées émises par chacun. Chaque décision, réforme, loi doit faire l’objet de débats par l’ensemble des citoyens concernés. Et pour que ces débats soient fructueux, riches d’enseignement (et pas nécessairement sans échanges rudes), il faut que les citoyens soient éclairés, informés, formés, et que pour cela ils aient du temps de disponible. CQFD.
Bien sûr pour que cela se mette en place, il faut sortir du schéma véhiculé par la bourgeoisie depuis l’avènement de l’ère industrielle. A savoir, qu’un travailleur qui a du temps libre, cède au vice. Cela était dit de l’ouvrier auparavant. Cela est dit du salarié aujourd’hui qui dès lors qu’il sort du bureau s’abrutit devant des jeux télévisés ou bien vidéos mais qui leur sont vendus par le capitalisme. Ainsi le capitalisme l’exploite et fait de lui un consommateur abruti le temps pendant lequel il n’est pas exploité. On ne peut guère jeter la pierre au salarié, il n’est que le jouet d’un système dont il est d’ailleurs extrêmement (de plus en plus) difficile de s’extraire.
D’une certaine manière, le citoyen doit donc être amené à réfléchir à chacune des décisions de la cité qui le concerne car le commun le concerne et il ne peut donc s’en remettre seulement à son représentant élu qui d’ailleurs ne peut correctement exercer sa fonction dès lors qu’il ne représente nullement ses électeurs à chaque décision prise. Comment le pourrait-il sans demander leur avis systématiquement ? Elections, piège à con. Nous y sommes.
Une démocratie dans les actes, recueillant chacun des avis, formant chacun de ses membres afin qu’il ait l’information complète en toute transparence. Voilà un défi majeur, complexe mais pour lequel la technologie et les politiques doivent être au service. Remarquez que tous les mots ont été pervertis dans leurs usages. Quand on dit d’un politique qu’il sert la nation, que c’est un serviteur, pensez vous que c’est le cas ou bien qu’au contraire, dès son élection entérinée, il se comporte en vrai petit despote, ne se référant au mieux qu’aux sondages d’opinion (dont on sait qu’ils sont établis de manière contestable) et certainement pas à l’avis de l’ensemble de citoyen qui ont été auparavant éclairés. On pourrait voir quelque chose se rapprochant de cela dans le débat, et le référendum qui a suivi, sur le traité constitutionnel en France en 2005. Contre l’avis des politiques et les médias représentant l’idéologie dominante, le peuple, en connaissance de cause (après de nombreux débats qui avaient traversé toute la France) avait rejeté le traité constitutionnel. On sait comment cela a été traité avec mépris par les politiques par la suite aboutissant à ce scandale gigantesque, monstrueux de sa ratification par Nicolas Sarkozy à peine après avoir été fraîchement élu (piétinant ainsi l’avis pourtant rarement demandé au peuple et qui pourtant là aurait dû être d’autant plus respecté). La preuve était ainsi faîte pour ceux qui en doutaient encore que l’Europe s’était construite par la volonté d’une oligarchie défendant ses intérêts de classe (qui s’étonnera alors d’une idéologie majoritairement néolibérale comme en témoigne les orientations politiques et les directives émises au sein de l’institution Européenne ?) et non par la volonté des peuples. En tout cas cette Europe là réellement existante.
Dans cette démocratie plus efficace et plus égalitaire, pourtant tout ne serait pas résolu car il faudrait toujours répondre à la question : pour qui, pour quoi travaillons nous ? Quelle technologie (favorisant les gains de productivité, supportant le processus démocratique, améliorant la santé, etc…) voulons nous ? Gageons que le processus démocratique étant en place et l’information complète circulant plus librement, ces questions pourraient être enfin débattues au lieu d’être confisquées comme c’est le cas actuellement par une élite ayant des intérêts puissants à ce qu’elles ne soient pas sur la place publique. Où se trouvent les débats publics aujourd’hui sur la vidéosurveillance, le développement des drones, les différents types de production d’énergie, le traitement des déchets nucléaires, et plein d’autres sujets méritant l’attention de nous tous ? Car nous tous sommes concernés au premier chef.