Pour faire suite à ma référence à Jacques Ellul dans mon billet du 11 janvier dernier, à sa compréhension très fine des enjeux autour du travail et de la technologie (mais pas à ses textes évangélisateurs qui ne font pour moi que brouiller la force de ses analyses elle bien laïques pourtant), j’aimerais revenir sur ce qu’il a développé dans un court passage de Changer de révolution (Editions du Seuil, 1982) :
« Il faut une connaissance de notre réalité d’homme aujourd’hui dans les structures de cette société d’aujourd’hui. Une prise de conscience critique et affirmative, ce qui implique de l’audace et un dégagement des modèles tout faits. Le nœud du problème réside dans le croisement des deux données majeures, sur lesquelles repose toute notre civilisation, et qui nous habitent tous. A savoir le Nombre et le Sacré. Mais ce n’est pas une affaire métaphysique. Le Nombre détermine nos convictions concernant l’efficacité, le toujours plus grand, la puissance (celle-ci étant aussi bien celle de l’individu que de la classe ou de la nation, cela revient au même car le problème n’est pas de savoir si c’est la classe bourgeoise ou la classe prolétarienne qui va gagner, mais que la question est de « gagner », d’être le plus puissant), la consommation (un aspect seulement du nombre, de la nécessité où nous sommes que le quantitatif vienne voiler l’absence de qualitatif).(…) Je ne m’étendrai pas sur la seconde composante de notre nœud gordien : avec le Nombre, le Sacré. Nous avons investi de sacré quelques données de la société occidentale en expansion depuis le XVIIe siècle. Sacré de l’argent, du travail, de la science, puis Sacré de l’objet. Ayant exclu le Sacré traditionnel (de la nature) et des religions traditionnelles (le Sacré chrétien pour l’l’Occident), il fallait bien le remplacer par quelque chose d’autre, et investir de sacré, comme l’homme l’a toujours fait, ce qui lui tenait le plus à cœur, ce qui lui paraissait essentiel, ce qui était déterminant dans sa vie. Mais à partir du moment où ces objets sont investis de sacré, ils deviennent immuables et intangibles. L’homme a pour eux une révérence absolue. Qu’est-ce qui composait sa vie ? La Science et la Technique. »
Evidemment, pour ceux qui connaissent bien le monde de l’entreprise privée, de l’intérieur comme moi, il devient évident à la lecture de ce texte, qu’il s’applique parfaitement à ce monde-ci. Il ne faut pas évacuer d’un revers de main la comparaison du salariat contemporain avec les ouvriers d’il y a encore quelques décennies avant le développement du secteur tertiaire, dit des services. Encore qu’il y a de nombreux ouvriers parmi le salariat actuel. Mais voici la nouvelle classe ouvrière à la différence avec la précédente qu’elle possède une conscience collective beaucoup plus limitée. Ce qui se conçoit très bien dès lors qu’on comprend que le salarié des temps modernes est pris en étau entre deux aliénations. Celle de Nombre, c’est-à-dire de son exploitation par le capital. J’emploie là volontairement le terme abstrait de capital étant donné que plus le salarié est bien rémunéré, plus il est haut dans la hiérarchie, jusqu’au président même, plus il est aliéné en réalité. L’exploiteur là n’a même plus de visage tant il a été effacé avec un objectif qu’il ne soit pas littéralement capturé (comme on prend une photo) c’est-à-dire qu’il n’offre pas de prise aux partisans de la lutte des classes. Qui est la nouvelle classe bourgeoise ? À partir de quelle rémunération (pour ceux qui perçoivent un salaire) peut-on dire de quelqu’un qu’il est de ceux qui exploitent (et que par voie de conséquence) il n’est plus exploité ? Bien difficile à dire. Cela n’empêche pas de trouver dans la presse de temps en temps, untel ou untel personnifiant le capitaliste type (on se souvient de ce dirigeant de Peugeot PSA, Philippe Varin, quittant la société avec une retraite chapeau faramineuse tandis que dans le même temps l’entreprise entamait un plan de licenciements pour raisons économiques) mais le capital sait en général rester discret par souci, on le comprend, de ne pas provoquer. On dira de lui qu’il a un comportement rationnel … L’aliénation du Nombre est donc celle qui fait d’un être qui se veut libre, quelqu’un qui ne sait pas en vérité pour qui et pour quoi il travaille (Pour ceux qui s’en défendent, il faut leur demander quelle voix s’exprime en eux, de quelle propagande ils sont victimes et pour ceux qui en prennent conscience lorsque par exemple l’entreprise ferme ou les licencie même après des années d’efforts non comptés, le choc en est d’autant plus brutal). L’autre aliénation du salarié est à chercher du côté de la société (mais le capitalisme n’est pas très loin) et elle consiste à faire naître en lui progressivement l’embourgeoisement faisant de lui un petit (ou un grand) bourgeois dépendant des biens de consommation, d’un certain confort, d’une habitude de vie qu’il ne pourra plus abandonner au fur et à mesure qu’il avancera dans la vie. Il s’auto-persuadera alors de ne pas prendre de risques qui pourraient conduire à ce qu’il doive abandonner son confort de vie et ses habitudes de consommation.
Le Nombre, l’efficacité, la course à une toujours plus grande compétitivité d’un côté, la consommation de l’autre, les deux bouts d’un système capitaliste qui va jusqu’à enfermer l’individu dans un système de pensée qui l’auto-persuade que tout cela est le résultat de choix libres et éclairés. Un système de pensée très formaté et standardisé (écoutez les conversations au café dans l’entreprise) en, appauvrissant les relations, les échanges et tuant la diversité à la fois des comportements, des caractères, des idées, des cultures jusqu’à même celle des codes vestimentaires (voyez la similitude ad nauseum des costumes cravates portés par les salariés homme).
Et le Sacré alors ? Le sacré est celui de la technologie, divinisée, adulée et toujours porteuse en effet comme le dit Ellul d’efficacité sans même que cela puisse être questionné, critiqué. La technologie amène une meilleure productivité des salariés, des opérateurs de machine, elle ne peut donc pas être remise en question (hormis par les syndicats toujours soupçonnés de bloquer le progrès et donc d’être du côté des réactionnaires). Elle l’est d’autant moins qu’elle sert principalement les intérêts dominants, à savoir l’augmentation des profits et du pouvoir, l’aliénation toujours plus grande du salariat. La concurrence faisant peser un risque sur les profits et le pouvoir, il est important que la pression soit maintenue la plus forte possible sur les salariés devenus à la faveur de la révolution industrielle les esclaves modernes.
Il ne faut pas avoir peur de parler d’aliénation ni d’esclavage quand bien même ceux qui en sont les victimes se perçoivent comme libres (entre la moitié et le tiers de leur existence d’ « actif » hors certes congés payés et week-end obtenus de haute lutte et n’existant pas au début de l’ère industrielle). De là on en vient à la notion de salaire comme la plus élaborée et pernicieuse des corruptions dès lors qu’elle offre un alibi au crime commis. Alibi pour l’employeur qui paye pour qu’il ne soit pas soupçonné d’exploiter (d’ailleurs plus il exploite, plus il paye, ce qui devrait rendre suspect une augmentation ou une prime à tout salarié ainsi récompensé), alibi pour l’exploité qui oppose à toute critique sur son exploitation, le fait qu’il est rémunéré et que donc c’est librement qu’il a signé un contrat.
Commentant son dernier film, 12 years a slave, le réalisateur américain Steve McQueen affirme qu’il y a plus encore d’esclaves aujourd’hui que pendant la période d’esclavage. Il faut compter parmi les esclaves (ce qu’il ne fait pas, s’arrêtant à l’esclavage visible), ceux qui travaillent pour une entreprise privée contre rémunération. Tout le discours développé par les cadres dirigeants de ces entreprises sur l’intérêt pour la société de leurs produits ou leurs services vendus est évidemment pure propagande afin que jamais ne retombe (comme un soufflet) la motivation de ceux qu’ils payent dans l’unique but que croissance et profit soient toujours au rendez-vous.
Les moines cisterciens utilisaient, au XIIè siècle, la technologie (par exemple la maîtrise de l’eau pour les moulins et les forges) pour améliorer la productivité de leurs tâches quotidiennes nécessaires et exigeants beaucoup de temps et d’énergie mais c’était pour mieux dégager de ce temps pour la méditation et la prière. Y-a-t-il un exemple laïc et plus récent similaire ?
La technologie peut être source de progrès pour que l’homme puisse économiser son énergie et son temps pour son émancipation, sa participation à la vie commune et à la chose publique et pourquoi pas pour la contemplation du monde et ses loisirs (notions encore bien suspectes sauf quand elles récompensent un travail intense …). Et pourtant trop peu condamnent aujourd’hui le fait qu’elle est essentiellement sacralisée uniquement pour que le Nombre advienne. Sans fin.