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L’annonce a de quoi séduire. Une fondation créée par Eric Schmidt, l'ancien PDG tout-puissant de Google, va injecter 45 millions de dollars dans divers projets de recherche sur le cycle du carbone. La pièce maîtresse de cette initiative ? L'envoi d'une flottille de bateaux-drones autonomes dans les eaux tumultueuses de l'océan Austral pour y collecter des données climatiques importantes. Sur le papier, c'est une victoire pour la science. Une tentative courageuse pour percer les secrets de l'un des plus importants puits de carbone de la planète. Pourtant, derrière le vernis de cette philanthropie high-tech se cache une réalité bien plus grinçante. Celle du désengagement des États et de la privatisation rampante de la recherche sur des enjeux qui nous concernent tous.
Il faut le reconnaître, le défi scientifique est immense. L'océan Austral, cette ceinture d'eau glaciale et hostile qui entoure l'Antarctique, est un acteur principal de la régulation climatique. Bien que ne représentant qu'une faible partie des océans du globe, il absorbe près de 40 % du dioxyde de carbone que nos activités rejettent dans l'atmosphère. C'est un régulateur colossal, mais dont nous ignorons presque tout du fonctionnement intime. Les conditions y sont si extrêmes, notamment dans le redoutable passage de Drake, que les navires de recherche s'y aventurent rarement, surtout en hiver, période pourtant clé pour comprendre les échanges gazeux.
La solution proposée par le projet financé par Schmidt Sciences semble donc parfaite: des navires de surface sans équipage (USV), pilotés à distance, capables de braver les tempêtes et de collecter en continu des données précieuses, notamment sur la pression partielle de CO2 dans l'eau. Ces informations, guidées par l'intelligence artificielle pour optimiser les trajets, seront ensuite rendues publiques. On ne peut que saluer l'enthousiasme des scientifiques qui voient enfin une opportunité de combler un immense angle mort de la climatologie. Mais arrêtons-nous un instant sur le tableau d'ensemble. Ce projet n'existerait pas dans un vide. Il est le symptôme spectaculaire du démantèlement programmé de la recherche publique, notamment aux États-Unis. Le texte original le mentionne sans ambages: ce type d'initiative privée devient plus importante à mesure que l'appareil de financement scientifique du gouvernement américain s'effondre. Les budgets de la NOAA (l'agence américaine d'observation océanique et atmosphérique) et de la National Science Foundation (NSF) ont été la cible de coupes budgétaires drastiques. Des départements entiers sont menacés, des centres de recherche ferment leurs portes.
Dans ce contexte, l'intervention d'un philanthrope issu de la Silicon Valley prend une toute autre saveur. Ce n'est plus simplement un geste généreux mais un palliatif, un pansement de luxe sur une hémorragie institutionnelle. La science fondamentale, celle qui doit éclairer les décisions politiques à long terme, ne devrait pas dépendre des largesses et des priorités d'un ancien dirigeant de la tech, aussi bien intentionné soit-il. La recherche sur le climat est un bien public mondial, pas un projet à externaliser au plus offrant. Cette situation soulève une question fondamentale sur le philanthrocapitalisme. Eric Schmidt, dont la fortune s'est construite à la tête d'une entreprise au bilan carbone colossal et au modèle économique basé sur la captation de données, se positionne aujourd'hui en sauveur de la science climatique. L'ironie est amère. Est-ce un véritable engagement pour la planète ou une manière de redorer son image tout en orientant la recherche vers des solutions technologiques qui correspondent à la vision du monde de la Silicon Valley ?
Car c'est bien de cela qu'il s'agit, une approche typique du solutionnisme technologique. Face à un problème systémique complexe (le dérèglement climatique, causé par nos modèles économiques), on répond par un déploiement de technologies sophistiquées (drones, IA, machine learning). L'envoi de drones pour mesurer les dégâts est infiniment plus séduisant et médiatique que le travail, plus politique et moins glamour, de mettre en place des régulations contraignantes pour réduire les émissions à la source. On préfère financer l'instrument de mesure plutôt que de s'attaquer à la cause de la fièvre. Ne soyons pas totalement cyniques. Les données collectées par ces appareils seront sans aucun doute précieuses et feront avancer la connaissance. Les scientifiques impliqués font un travail admirable et nécessaire. Mais il est dangereux de célébrer ce projet sans en voir les implications. En applaudissant sans réserve, nous normalisons l'idée que les gouvernements peuvent se défausser de leurs responsabilités fondamentales et que l'avenir de la recherche sur le climat repose sur les épaules d'une poignée d'individus ultra-fortunés. C'est un modèle précaire, dépendant des intérêts et des caprices d'acteurs privés, et qui affaiblit encore davantage les institutions publiques.
Alors que ces drones s'apprêtent à sillonner les mers les plus inhospitalières du globe, il faut garder à l'esprit qu'ils ne sont pas seulement des outils scientifiques. Ils sont aussi le symbole d'une époque où la responsabilité collective est remplacée par la charité des puissants. Pendant que la technologie cartographie avec une précision inégalée les symptômes de notre agonie climatique, la question demeure: qui aura le courage de s'attaquer à la maladie elle-même ?