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Billet de blog 18 novembre 2025

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L’impunité de Meta face à une régulation impuissante

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Ce mardi restera gravé comme une journée sombre pour la concurrence, pour l’innovation et, in fine, pour le consommateur mondial. Dans une décision qui frôle la naïveté technologique, le juge fédéral américain James Boasberg a offert une victoire éclatante à Meta, l’empire de Mark Zuckerberg évalué à 1 500 milliards de dollars. En rejetant les arguments de la Federal Trade Commission (le régulateur du commerce américain, FTC), qui cherchait à démanteler le monopole constitué par les acquisitions prédatrices d’Instagram et de WhatsApp, la justice vient de valider la stratégie du « acheter ou enterrer ». Ce jugement ne fait pas seulement absoudre Meta de ses péchés passés, il entérine une vision du marché numérique totalement déconnectée de la réalité vécue par les utilisateurs.

Le cœur du problème réside dans l’incroyable gymnastique intellectuelle opérée par le tribunal pour redéfinir le marché des médias sociaux. Le juge Boasberg a estimé que la FTC avait échoué à prouver que Meta détenait un monopole actuel sur les réseaux sociaux personnels. Pour arriver à cette conclusion, il a fallu accepter l’argumentaire cousu de fil blanc des avocats de Meta avec l’existence de TikTok. Selon le juge, l’ascension fulgurante de l’application chinoise de vidéos courtes prouve que le marché est concurrentiel et que la domination de Meta n’est plus d’actualité.

C’est ici que la décision juridique s’effondre face à la réalité du produit. Mettre sur le même plan Facebook ou WhatsApp (des outils fondamentaux de connexion sociale, d’organisation communautaire et de messagerie privée) et TikTok ou YouTube, qui sont avant tout des plateformes de divertissement et de consommation passive, relève d’une méconnaissance profonde des usages. Le juge écrit que le mur entre le réseautage social et les médias sociaux s’est effondré. C’est faux. On ne s’organise pas pour un événement familial sur TikTok et on ne gère pas un groupe de parents d’élèves sur YouTube. En acceptant de diluer la définition du marché pour y inclure tout ce qui capte l’attention sur un écran, la justice américaine a noyé le poisson. Si tout est concurrent de tout, alors le monopole n’existe plus nulle part et la loi antitrust devient une coquille vide.

Plus troublant encore est le refus du tribunal de sanctionner les intentions explicites de Mark Zuckerberg, pourtant documentées noir sur blanc. La FTC a présenté un arsenal de plus de 400 documents internes, dont des e-mails où le fondateur de Facebook admettait sans détour en 2012 que l’achat d’Instagram visait à neutraliser un concurrent. « Ce que nous achetons vraiment, c’est du temps », écrivait-il. Cette stratégie d’étouffement de la concurrence dans l’œuf est la définition même d’une pratique anticoncurrentielle. Pourtant, le juge a balayé ces preuves d’un revers de main, affirmant que la FTC devait prouver un monopole actuel et non se contenter de dénoncer une domination passée.

Ce raisonnement est d’un cynisme absolu. Il revient à dire à un braqueur de banque qu’il peut garder son butin parce que, dix ans après le casse, d’autres voleurs sont arrivés en ville. En validant le fait accompli, la justice envoie un message désastreux. Il suffit de tenir assez longtemps après une acquisition illégale pour que le paysage change suffisamment et rende toute action régulatrice obsolète. Le juge note que le paysage a considérablement changé en cinq ans. C’est exact, mais il omet de dire que ce paysage a été sculpté par Meta lui-même, qui a utilisé sa puissance financière pour copier, racheter ou écraser toute menace émergente, figeant ainsi l’innovation autour de son propre écosystème.

L’argument selon lequel Meta a investi massivement pour faire grandir Instagram et WhatsApp, et que ces applications n’auraient pas survécu sans le géant de la tech, est une uchronie complaisante que le tribunal semble avoir acceptée. C’est ignorer la vitalité de l’écosystème tech de l’époque. Instagram croissait à une vitesse vertigineuse avant son rachat. C’est précisément pour cela que Zuckerberg a sorti le chéquier. Prétendre aujourd’hui que Meta est le sauveur de ces applications, et non leur geôlier, est une réécriture de l’histoire.

Cette décision est d’autant plus inquiétante qu’elle intervient à un moment charnière, alors que la bataille de l’intelligence artificielle fait rage. En donnant raison à Meta, la justice offre un blanc-seing aux géants de la Silicon Valley pour poursuivre leur consolidation. Si demain Meta décide d’acquérir la start-up d’IA la plus prometteuse pour éviter qu’elle ne devienne un rival, quelle cour osera s’y opposer, sachant que la définition du marché sera à nouveau manipulée pour inclure n’importe quel acteur périphérique ?

La FTC, souvent critiquée pour sa lenteur ou son manque de mordant, avait pourtant ici un dossier solide, basé sur des faits historiques indéniables et une théorie économique claire. Le fait que le juge ait qualifié la tâche de l’agence de bataille difficile dès le début du procès trahit peut-être un biais en faveur du statu quo. En exigeant une définition de marché impossible à satisfaire dans une économie numérique fluide, le système judiciaire américain prouve son inadaptation face aux monopoles modernes.

Au final, cette victoire de Meta n’est pas celle de l’innovation américaine, comme le prétend cyniquement leur porte-parole. C’est la victoire de l’inertie et de la puissance financière sur l’intérêt public. Les utilisateurs restent prisonniers d’un écosystème où leurs données sont la monnaie d’échange, sans véritable alternative pour leur vie sociale numérique privée, quoi qu’en dise le juge à propos de TikTok. La justice a choisi de regarder le doigt, l’essor de la vidéo virale, plutôt que la lune qu’est l’emprise tentaculaire d’une seule entreprise sur nos communications personnelles. Mark Zuckerberg peut sourire, il a acheté Instagram pour un milliard, WhatsApp pour dix-neuf et aujourd’hui, il vient d’acheter son impunité pour pas un centime de plus.

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