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Billet de blog 2 janvier 2025

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Colère agricole : comment l'extrême droite maintient l'« ordre éternel des champs »

Si de tout temps à jamais le vote « paysan » a été un enjeu politique, sa tentative d'accaparement par l'extrême droite n'en reste pas moins une escroquerie intellectuelle qui tend, exactement comme le système qu'il prétend combattre, à maintenir le monde agricole dans l’« ordre éternel des champs ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Juin 2024, quelque part en France, sous un ciel bleu marine, Jordan Bardella pose fièrement, devant un tracteur qui n'est manifestement pas le sien, main dans la poche, sourire éclatant, chemise blanche déboutonnée et visage tourné vers l'horizon.

Rarement une image aura autant incarné les deux objectifs récents du "Rassemblement" National, à savoir une volonté de dédiabolisation et l'accaparement autoproclamé du vote agricole.

Déjà en 2006, Jean-Marie Lepen appelait en effet au "matin des paysans" et fustigeait leur destruction programmée "dans les abattoirs de la mondialisation" avant que sa fille ne fasse seize ans plus tard le constat opportuniste de ce que "dans le monde paysan, la colère monte" puis qu'en 2024 le dernier produit de la dynastie Lepen ne s'érige en défenseur de la « ruralité oubliée » à grand renfort de bottes en caoutchouc.

Mère de tous les maux, l'écologie cristallise la plupart des critiques de l'extrême droite, qui va même jusqu'à attribuer explicitement la destruction du monde agricole à "une politique environnementale déconnectée des réalités (...) selon laquelle l’impératif de protéger la nature devrait l’emporter sur l’exigence de nourrir la population" (extrait du volet agriculture du programme de Marine Lepen aux présidentielles de 2022).

C'est donc une fois encore par la confrontation de deux impératifs qui lui paraissent opposés (à savoir l'écologie et l'alimentation générale de la population) que le discours réactionnaire entend venir au secours de ce qu'il appelle, à dessein, le "monde paysan".

Dans son ouvrage intitulé "Lazac !" (publié aux éditions Libertalia en juin 2024) Philippe Durand rapporte toutefois fidèlement la parole d'agriculteurs membres de la Société Civile des Terres du Larzac (SCTL) qui, bien que de parcours et d'horizons différents, font en commun le constat d'une vie agricole encore capable d'être joyeuse, écologique et vertueuse.

Collectiviste, démocratique et antisystème, la SCTL n'est toutefois qu'un exemple parmi d'autres de la diversité actuelle du monde agricole, qui va de l'exploitation prospère totalisant plusieurs centaines d'hectares, à la ferme hippie autogérée vendant du miel de sapin, en passant par quelques néo-ruraux en quête de sens.

N'en déplaise aux fascistes en herbe, en 2025 l'agriculture française est donc à l'image de la société : complexe.

Comment comprendre alors la polarisation entretenue à longueur de discours par l'extrême droite entre les "bobos des villes" (qui seraient à ce point obnubilés par l'écologie qu'ils en oublieraient de se nourrir) et les "travailleurs des champs" (qui seraient les victimes collatérales d'un écologisme aveugle et déraisonnable) ?

Dans son essai critique intitulé "Paysan" (publié aux éditions Anamosa en septembre 2024), Edouard Morena apporte un éclairage universitaire particulièrement intéressant sur cette question et démontre, par la simple sémantique du terme, comment le monde agricole est encore aujourd'hui essentialisé par la classe politique, et plus particulièrement par les partis historiquement populistes et réactionnaires.

Après avoir rappelé que l'académie française définissait en 1694 le "paysan" comme un "homme mal propre et incivil", Edouard Morena s'attelle ainsi a démontrer comment la ruralité a été injustement dépossédée de sa diversité, jusqu'à ne plus pouvoir se définir par elle-même.

Il est en effet symptomatique d'observer que le "paysan" appartient aujourd'hui à un imaginaire collectif façonné par la droite et l'extrême droite, à tel point qu'il n'existerait que sous une seule et même forme : celle d'un homme bourru, frustre et déclassé.

C'est d'ailleurs cette figure, que le discours réactionnaire veut absolument faire entrer au roman national, qui est célébrée chaque année lors d'une grand messe Porte de Versailles, à l'occasion d'un salon de l'agriculture censé faire le lien entre les villes et les champs, mais où la caricature est partout, jusque sous les sabots des vaches.

Depuis de nombreuses années, le "paysan français" est en effet l'otage d'hommes et de femmes politiques qui n'ont jamais mis le pied dans une étable, mais qui se battent pour le caresser dans le sens d'un poil qu'ils imaginent dru, fourni et débraillé.

Dans la bouche de l'extrême droite, le "paysan" est ainsi tout autant essentialisé que la "femme", "l'étranger", le "français" ou le "délinquant" ; comme les autres, il n'est donc plus qu'un bloc, qu'un groupe homogène sans aspérités, parlant d'une seule voix et votant en conséquence.

Dans un rapport publié à la veille des élections présidentielles de 2022, la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) constatait pourtant que "si le premier tour de l’élection présidentielle se déroulait dimanche prochain, les agriculteurs voteraient à 30% pour Emmanuel Macron, à 13% pour Valérie Pécresse, à 12% pour Eric Zemmour, à 11% pour Marine Le Pen, à 9% pour Jean-Luc Mélenchon, à 8% pour Jean Lassalle, à 7% pour Yannick Jadot, à 3% pour Nicolas Dupont Aignan, à 1% pour Philippe Poutou, comme pour Fabien Roussel, et Anne Hidalgo".

Le monde agricole est donc peu ou prou à l'image des urnes et n'est ainsi mû par aucun trait statistique saillant, ni par aucune radicalité particulière.

Comme les autres "cibles" de l'extrême droite, le "paysan" est donc caricaturé, essentialisé et réduit à un simple outil électoral, au mépris de ses attentes, de ses particularismes et de ses multiples facettes.

Quiconque à déjà discuté avec celles et ceux qui font l'agriculture d'aujourd'hui sait toutefois que les agriculteurs sont aux antipodes de la caricature que l'on veut faire d'eux ; tous ne se lèvent pas aux aurores pour alimenter le "moulin de la France", tous ne vivent pas en autarcie, tous ne découvre pas la 4G ou le métro en arrivant en ville, et tous n'ont pas, un jour, cherché l'amour dans un pré.

L'opposition entre bourgeois naïfs des villes et travailleurs méprisés des champs n'est donc qu'un énième imaginaire de l'extrême droite.

Cette stratégie d'essentialisation vise toutefois à "décorreler le paysan des évolutions plus larges de l'économie et de la société" et à le maintenir ainsi hors de la lutte des classes, dans ce que Roland Maspétiol appelle "l'ordre éternel des champs" dans son "Essai sur l'histoire l'économie et les valeurs de la paysannerie" (publié en 1946 aux éditions Médicis).

En retirant ainsi le "paysan" des masses historiquement contestataires, l'extrême droite fait donc d'une pierre deux coups et empêche le monde agricole de rallier d'autres colères comme celles des écologistes (dont ils seraient les victimes collatérales) ou celles des urbains ou des péri-urbains (ces forces du désordres qui menaceraient l'image d'Épinal du petit village français bien sous tout rapport et dont les revendications menaceraient le "paysan" de sa supposée identité).

Les conducteurs d'engins, exploitants agricoles, commis de ferme et autres travailleurs de la terre subissent toutefois exactement les mêmes affres que le reste de la société, dans la même mesure et selon la même dureté.

Il est donc absurde de penser qu'un étudiant diplômé au RSA, qu'un chômeur citadin ou qu'un artisan péri-urbain serait mieux ou moins bien loti que le "paysan" idéalisé par le RN, tout comme il est absurde d'imaginer que les premiers lui ôteraient le pain de la bouche du second ; n'en déplaise à la nouvelle égérie des moissonneuses-batteuses, rien ne sépare donc au fond les damnés des villes des damnés des champs, si ce n'est peut-être le fossé qu'il tente cyniquement de creuser entre eux.

En cette année électorale qui débute, il est donc urgent de déterrer les graines du fascisme pour dénoncer celles et ceux qui ne partent en campagne qu'une fois tous les quatre ans.

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