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Billet de blog 5 janvier 2025

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Guerre au Levant : de la nécessité d'abolir la théorie de la « guerre juste »

Au cœur des discussions que drainent les conflits actuels du Levant, se pose la question de la légitimité juridique des interventions militaires ; la guerre est-elle juste ? et si oui, jusqu’à quand ? En finir avec ces questions insolubles, c’est accepter d’abolir l'actuelle théorie de la « guerre juste », pour la remplacer par celle d'une guerre juridiquement « abusive ».

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« Une année de larmes et de dévastation ».

C’est par cette image que le Comité international de la Croix‑Rouge réclamait, fin 2024, la mise en place de mesures urgentes pour alléger les souffrances du proche-orient.

Si la situation géopolitique mondiale inspire aujourd'hui la peine, la honte, la colère et la peur, rarement le droit de la guerre aura été aussi documenté, discuté, interprété, bousculé.

Rarement les attaques et les ripostes internationales (bilatérales ou coalisées) auront autant noirci la une des quotidiens internationaux, et rarement la question du « droit de faire la guerre » aura été autant débattue.

Au cœur des discussions passionnées que drainent les conflits en cours se pose toutefois la question de la légitimité juridique des interventions réciproques ; la guerre est-elle juste ? et si elle l’est, jusqu’à quand ?

Au plan strictement juridique, une réponse théorique a depuis longtemps été fournie par la doctrine : celle de la théorie dite de la « guerre juste ».

Selon Cicéron, la guerre « juste » est d'abord celle fondée sur le respect d’une alliance, la défense contre une agression ou qui a pour but l’établissement d’une paix durable ; repris ensuite par Saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle, le concept de la guerre juste a ensuite évolué en considérant que « pour qu’une guerre soit juste, elle doit être déclarée par une autorité publique compétente, la cause doit en être juste, et l’intention de celui qui la mène doit être droite ».

Si la naissance des États modernes a forcément codifié, par plusieurs normes internes et conventions internationales, les us et coutumes de la guerre, tous les chercheurs s’accordent aujourd’hui pour dire que la colonne vertébrale du droit des conflits reste celle de ces penseurs classiques.

La théorie de la guerre juste est donc devenue une source de droit à part entière, dont l’esprit (mais pas nécessairement la lettre) imprègne encore aujourd'hui le droit international des conflits.

Cette théorie doit toutefois être dépassée au vu de la mutation des conflits armés, de leurs véritables mobiles et de leurs justifications par celles et ceux qui les engagent et les font perdurer.

Car s’il est par nature vain d’envisager une définition commune de ce qui est « juste », il est au contraire possible de définir objectivement ce qui cesse, à un moment donné, de l’être.

A l'instar de la théorie classique de l'abus de droit, qui veut qu'une cause légitime puisse dégénérer en abus sous certaines conditions, une guerre « juste » au plan conceptuel peut être objectivement considérée comme « abusive » (ou devenue abusive) une fois certaines bornes juridiques dépassées.

Cette théorie (à mon sens inédite) de la guerre « abusive » (ou « devenue abusive ») mériterait donc de remplacer celle de la guerre « juste », qui a non seulement fait la preuve de ses limites mais qui est au surplus empreinte d’une subjectivité insatisfaisante tant en fait qu’en droit.

Les débats tenus autour des conflits à Gaza, en Syrie (mais aussi en Ukraine et aux quatre coins du monde) appellent en effet un triple constat :

  • celui de l’absence de questionnement possible, pour les belligérants, de la légitimité politique de leurs actions ;
  • celui de l’inefficacité totale des interventions politiques et des sanctions brandies par la communauté internationale ;
  • celui de la vanité absolue du débat d’idée sur ces questions, devenues viscérales et dont la récupération politique interdit semble-t-il toute prise de recul.

Dans un monde qui n’est pourtant pas si ancien, l’invasion américaine en Irak avait au moins eu le mérite d'entrainer un débat politique à l'ONU avant le déploiement de troupes et le franchissement des frontières, dans un monde qui se questionnait alors, encore un peu, sur la légitimité juridique d’une telle intervention.

Aujourd’hui, face à l’impossible convergence des idées, à la dictature des émotions et parce que l’humanité a toujours eu besoin d’arbitres, ce n’est à mon sens plus vers le politique qu’il convient de se tourner pour apprécier la légitimité objective d’une guerre, mais vers les juristes internationaux. 

La doctrine internationale, faite de sensibilités et de systèmes juridiques différents a en effet toujours fournit, et fournit encore aujourd’hui une méthode qui fait consensus et qui permet d'établir, objectivement, les bornes au delà desquelles une guerre devient abusive ; on peut citer en ce sens les conventions internationales sur les crimes de guerre, les divers protocoles sur la torture, les conventions de Genève sur le sort des prisonniers etc ...

Mais au delà de ces thématiques précises, il existe une concorde internationale selon laquelle la guerre « juste » suppose que la violence engagée soit proportionnelle au dommage subi et que la probabilité de succès soit plus forte que les dommages imposés.

Pour les juristes internationaux, les règles d'engagement peuvent s'analyser selon une balance objective qui fait clairement écho au concept de légitime défense existant dans la plupart des pays du monde.

L’accent est ainsi mis sur la nécessité et sur la proportionnalité de l’engagement des forces armées, les conventions internationales reconnaissant bien entendu aux états le droit d'engager une guerre et de se défendre.

En ce sens, l'avènement d'une théorie de la guerre abusive présenterait un intérêt méthodologique majeur puisqu'il permettrait une analyse évolutive des conflits, au jour le jour, opération après opération et qui ne se cantonnerait plus aux seuls fondements d’un conflit, à ses seules justifications philosophiques ou politiques ou encore aux ressorts idéologiques qui ont présidé à son engagement.

Le concept de guerre abusive (ou devenue abusive) permettrait ainsi de créer un curseur au-delà duquel la guerre ne peut plus être objectivement justifiée par le droit.

En fixant ainsi une unité de mesure objective, concrète et documentée, la théorie de la guerre abusive aurait enfin pour vertu d’empêcher la sempiternelle brutalisation du droit.

La récente justification d'interventions militaires par le concept de « légitime défense par anticipation » est en effet la meilleure preuve de ce que les dirigeants n'hésitent plus aujourd'hui à tordre le droit pour le mettre au service de leurs ambitions ; ce concept, qui n'a rien à envier à la supposée présence d'armes de destruction massive en Irak avant l'intervention américaine, témoigne du reste de la folie qui s’empare aujourd’hui de certains décideurs.

Au plan juridique, ces justifications éclairent de façon terrifiante le risque qu'il y a à tenir compte des mobiles et des intérêts propres d’un Etat dans la conduite d’une guerre.

Surtout lorsque l'on sait que le droit à l’auto-défense est d’ores et déjà prévu par l’article 51 de la Charte des Nations unies selon lequel « aucune disposition de la Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d'une agression armée » et que la règle internationale est donc claire :

  • la légitime défense ne s’anticipe pas, mais doit nécessairement résulter d’une agression armée préalable ; et
  • le maintien de la paix et de la sécurité internationales n’appartiennent pas aux états parties à un conflit, mais uniquement aux nations unies.

Si le droit de la guerre existe déjà, ses concepts paraissent aujourd'hui trop malléables et permettent à certains dirigeants de s'abriter derrières des concepts mal maitrisés ou volontairement tronqués pour justifier l'injustifiable.

L'arbitrage objectif des conflits armés suppose donc la mise en place d'une échelle objective et scientifique susceptible de faire basculer un conflit du juste à l’injuste, du justifié à l’injustifiable, de la mesure à l'abus.

En cela, la consécration d’une théorie de la guerre abusive pourrait devenir un outil (ou à minima une variable) de prise de décision politique. 

Si un jour les canons finiront par se taire, ce qui se passe aujourd’hui en Israël, en Palestine, en Ukraine, au Liban, en Iran et malheureusement ailleurs, constitue un véritable laboratoire juridique qu'il serait regrettable de ne pas investir.

Puissent un jour le pouvoir politique en tirer les leçons qui s’imposent et prendre, enfin, le droit comme boussole.

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