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Billet de blog 5 novembre 2025

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La fatigue de l’image : vers une écologie psychique de la communication

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les écarts de soi : la dissonance devenue norme

Les sociologues l’avaient pressenti avant les algorithmes : Erving Goffman décrivait déjà, dans The Presentation of Self in Everyday Life (1959), cette mise en scène permanente où chacun joue son rôle selon le public qu’il a devant lui.
La nouveauté, c’est la continuité de la scène. Elle ne s’éteint plus.

La psychologie sociale parle d’“écarts de soi”. Edward Higgins (1987) distingue le soi réel (ce que l’on est), le soi idéal (ce que l’on voudrait être) et le soi prescrit (ce que l’on pense devoir être).
Entre ces pôles, se glisse la tension contemporaine : celle d’une vie vécue sous observation, où la parole n’est plus un prolongement du sens mais une tentative de rattrapage.
Plus ces écarts grandissent, plus la dissonance s’installe — avec son cortège d’anxiété, de culpabilité, de perte de cohérence.

L’authenticité n’est pas la spontanéité

Le mot est galvaudé, devenu argument marketing.
Mais dans la recherche psychologique, il a une signification plus subtile.
Selon Michael Kernis et Brian Goldman (2006), l’authenticité n’est pas une vérité brute : c’est un processus d’ajustement entre lucidité et cohérence.
Être authentique, c’est d’abord accepter de se voir tel qu’on est — y compris dans ce qu’on préfère taire.

Dans une société de performances continues, cette lucidité coûte cher.
Car elle suppose d’assumer la complexité, les contradictions, les zones grises.
Ce que les plateformes ne savent pas bien accueillir.

La comparaison sociale comme moteur d’usure

Leon Festinger (1954) l’avait décrit : en l’absence de repères objectifs, nous nous comparons aux autres pour nous situer.
Les réseaux sociaux ont transformé ce réflexe en économie.
Les images des autres servent d’étalon invisible à notre propre valeur.
Et, comme l’ont montré Vogel, Rose et Roberts (2014), plus l’exposition est intense, plus le sentiment d’insuffisance augmente.

Ce n’est pas tant la comparaison qui épuise, mais la fréquence du miroir.
On ne s’y regarde plus pour comprendre — mais pour corriger.
On cherche la bonne distance entre ce qu’on ressent et ce qu’on montre, comme si l’un devait justifier l’autre.

Le récit comme résistance douce

David McAdams (1985) parlait d’identité narrative : la manière dont chacun construit sa continuité intérieure à travers le récit qu’il fait de lui-même.
Raconter sa vie, c’est créer du lien entre les événements, mais aussi du sens entre les contradictions.
Les recherches récentes d’Adler et al. (2016) confirment que cette cohérence narrative est un facteur de stabilité émotionnelle et de bien-être.

Dans ce cadre, raconter devient un acte d’hygiène mentale.
Pas pour séduire, pas pour convaincre — mais pour réparer la trame.
Mettre des mots, c’est parfois tout ce qu’il reste pour recoller le réel à l’expérience.

Vers une écologie psychique de la parole

La théorie de l’auto-détermination (Deci & Ryan, 1985 ; 2017) rappelle qu’un être humain a besoin, pour s’épanouir, d’autonomie, de compétence et de lien.
Or, la plupart des systèmes de communication actuels contredisent ces besoins :
ils encouragent la conformité (contre l’autonomie),
la quantité (contre la compétence),
et l’audience (contre le lien).

Le résultat, c’est une fatigue du sens.
Une parole fonctionnelle, mais vidée de son ancrage intérieur.

Réapprendre à parler — vraiment — supposerait peut-être de sortir du réflexe performatif,
et de retrouver un usage plus humble du langage :
dire ce qu’on voit, ce qu’on vit, ce qu’on comprend.
Pas pour gagner en influence, mais pour garder trace de ce qui demeure.

Conclusion : ce qu’il reste à sauver

Il y a dans cette fatigue de l’image une opportunité : celle de reconfigurer notre rapport à la parole publique.
La communication n’a pas toujours été un exercice stratégique. Elle fut d’abord un moyen d’habiter le monde ensemble, de partager la complexité sans l’aplatir.
Aujourd’hui, restaurer cette fonction symbolique n’a rien d’anecdotique : c’est une forme de santé psychique, une manière de rester reliés à ce que nous disons — et à ceux qui nous écoutent.

Peut-être que l’enjeu, finalement, n’est pas de “mieux se raconter”.
Mais de retrouver, dans le bruit, le droit au murmure juste.

Pour celles et ceux qui veulent voir le pendant professionnel de cette parole, ça se passe ici.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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