Génération zéro
La crise du coronavirus n’arrive pas à n’importe quel moment dans notre histoire : après les attentats, la crise et toutes les manifestations liées, les Français subissent violemment les effets d’un désastre sanitaire annoncé. Ce n’est pas faute d’avoir alerté les autorités hospitalières après les quelques cas de patients atteints de la grippe H1N1, les canicules, les drames du déraillement de train à Brétigny puis des attentats, sur le manque de moyens humains et de matériel.
Le syndrome de Tchernobyl
Mais il y a en France ce « syndrome de Tchernobyl », ersatz de la pensée magique infantile, qui vise à penser que les catastrophes s’arrêtent subitement à nos frontières et que nous en serions préservées. Comme l’État sait pouvoir compter sur le dévouement sans faille de soignants, pompiers, policiers, gendarmes, militaires, prêts à travailler sans compter et acceptant de n’être jamais rémunéré de leurs heures supplémentaires, il n’avait aucune raison de changer une dynamique bien ancrée : celle de la logique comptable.
Car depuis la réforme de la T2A (Tarification à l’activité) lancée en 2004 sans aucune prise en compte de l’avis des soignants, nous sommes entrés dans une logique comptable et non plus soignante. Ce qui s’est traduit par un changement de vocabulaire : les patients sont devenus des « usagers », les cadres de santé des « managers » et il existe même à l'APHP- l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris des « bed-manager » c’est-à-dire des soignants qui passent leur journée à gérer la disponibilité des lits comme le ferait un agent de voyage avec des places d’avion ou d’hôtel. Être un « bon soignant » c’est faire beaucoup d’actes, autrement vous êtes rappelés à l’ordre. Peu importe qu’ils soient mal effectués, que le patient ait mal ou peur, il FAUT faire des actes pour la facturation.
Bien sur qu'il existaient des abus et qu'il étaient nécessaire de revoir certains fonctionnements. Sauf que les administratifs ont « juste » oublier que le soin c’est aussi l’écoute, l’attention, la réassurance, mais cela ce n’est pas prévu dans les cotations. Les temps d’hospitalisation s’écourtent et peu importe que le patient retourne seul chez lui dans la mesure où son lit va pouvoir être occupé par un autre malade plus « rentable », car nécessitant des soins plus coûteux que ne le sont les « soins de suite ». Cela a bouleversé l’identité des soignants. Il n’y a jamais eu autant d’arrêt maladie, de démission, d’accident de travail, de suicide chez les soignants mais en entendez-vous parler ? Non bien sûr. Aucune étude n’est réalisée par l’État sur ce sujet, alors que cela fait tout de même partie des textes sur la prévention des risques psycho-sociaux.
L’armée est souvent décrite comme la « grande muette » en raison du lourd silence imposé aux militaires sur ce qui s’y passe. Mais ce n’est rien face à ce qui existe dans les services hospitaliers. Les responsables institutionnels ont tenté de dissimuler la réalité du désastre humain (tant du côté des patients que du côté des soignants) mais le coronavirus est venu violemment lever le voile sur la situation réelle des effets de cette modification des pratiques soignantes et du fonctionnement des hôpitaux par la réforme de la loi Santé de 2007. Et c’est un constat similaire dans le milieux scolaire contraints aux mêmes logiques et victime des mêmes effets sur les personnels et les élèves.
Le soin n’a pas de prix
La vie humaine, les soins nécessaires pour sauver des personnes malades et leur apporter le meilleur ne peuvent pas être gérés comme le soin d’autres choses. Faire du soin un commerce, transformer les soignants en commerciaux devant multiplier les actes pour être considérés comme efficaces, détruire des masques stockés en cas de crise parce qu’un administratif de son siège au ministère n’en voit pas l’utilité ne pouvait conduire qu’à une catastrophe. Le gouvernement en semble étonné, cette crise était pour autant annoncée, encore eut-il fallu écouter les lanceurs d’alerte au lieu de les faire démissionner.
La note arrive et elle va être très salée, car on ne joue pas avec l’être humain. Et ses effets vont se faire sentir probablement sur plusieurs générations en particulier sur celle des enfants d'aujourd’hui qui ont déjà connu les attentats, les dégradations anxiogènes consécutives aux black blocs des manifestations, les prévisions écologistes mortifères (« la planète brûle ») et aujourd’hui le confinement qui ne fait qu’exacerber les inégalités.
Après ce que nous avions appelé la génération « bataclan » nous sommes face à la génération zéro, celle qui va devoir rebâtir un autre rapport à l’être humain, aux soins, à la solidarité, à la vie. Les années à venir seront primordiales. Après les « trente glorieuses » d’après-guerre si nous ne voulons pas aller droit dans le mur avec les trente piteuses d’après-guerre sanitaire il va falloir écouter les professionnels qui sont sur le front tous les jours, ceux qui savent de quoi ils parlent n’ont pas pour faire encore et encore de belles annonces, de beaux flyers et autres supports de communication mais poser des actes réels ancrés sur l’humain avant tout et pour tout.
Hélène Romano
Dr en psychopathologie-Habilitée à diriger les recherches, psychothérapeute
Dr en droit pénal et sciences criminelles