C'est bientôt les vacances de Pâques. Les collégiens sont à quelques semaines des grandes vacances, cet air pré-estival les rend plus légers.
Ambiance bucolique, la période est propice aux amours printanières. Un regard, un mot doux, un rendez-vous après les classes, un baiser furtif.
Un grand sourire une fois rentrés à la maison, les doigts rivés sur le téléphone à textoter toute leur clique pour raconter LE fameux baiser, cette
impression d'avoir des ailes, ces frissons ressentis quand les peaux se sont frôlées, quand les langues se sont mêlées. Tout ça sous le regard
bienveillant des amis, parents, et des passants, témoins et complices de cet éveil affectif de ces adultes en devenir. Après tout, ils nous rappellent
nos premières amours non?
Daniel, lui, ne sait pas, à 15 ans, ce que c'est que de partager ses premières expériences. Il a appris à les taire, à les vivre entre quatre murs, à l'abri des regards, dans des petites ruelles, ou lorsque le soleil se couche. Pourquoi?
Parce que plus jeune, quand il a lui aussi pour la première fois ressenti ces frissons, senti sur lui ces premiers regards de désir, ces premiers papillons
dans le ventre, cette sensation d'être unique à travers le regard de cet 'autre' magnifié, sublimé, il a eu peur.
Peur des insultes, des mines désapprobatrices, peur de la violence, des coups, du rejet, de l'incompréhension. Ce qu'on ne lui pardonne pas, ce qu'on lui reproche comme une faute, un interdit, ce qu'on veux lui faire payer, c'est d'aimer des êtres trop semblables
à lui-même, pas assez différents. Tout autour de lui, l'école, les médias, la politique, la société dans son ensemble, lui renvoient, et renvoient toujours,
le message qu'un homme ne peut pas en aimer un autre.
Alors, pourtant semblable à toutes celles et à tous ceux qui, aux mêmes âges, sortent de leur coquille, s'épanouissent avec bonheur, Daniel a appris.
Il a appris à se transformer, à s'adapter, à devenir ce que la société, par ignorance, attend des gens 'comme lui'.
Il est devenu capable de réprimer son affectivité, de taire son émotivité, selon l'endroit et le contexte, pour sa propre sécurité, pendant que tout autour de lui, les autres jeunes de son âge pétillent d'insouciance et de légèreté.
Pourtant Daniel le sait, bien sûr qu'un homme peut en aimer un autre, il en est la preuve vivante! Mais autour de lui, c'est toujours la même incrédulité
qui domine, la même incompréhension, le même dégoût.
Les années passant, il a heureusement appris à s'affranchir, petit à petit, de cette culpabilité qu'on voudrait lui imposer, à lui et à tous ceux qui, comme lui, se sentent libres d'aimer.
A force d'expériences, de rencontres, il est devenu lui aussi, comme ses camarades de collège, des années plus tôt, plus léger.
Avec quelques années de retard, grâce à la liberté qu'offre le monde adulte, il a osé se laisser aller, parfois, à un baiser sous le soleil, d'autres, à un geste tendre en pleine rue.
Il s'est rendu compte que le poids et l'influence de cette société conservatrice n'était que tout relatif, et qu'à force de patience et d'expérience, on pouvait s'en libérer ne serait-ce qu'en partie.
L'insouciance, la liberté! Après que les autres autour de lui l'aient surpris par leur violence et leur rejet, c'est lui qui a surpris ceux qui voyaient en lui un jeune garçon effacé, car à la peur a succédé plus de confiance en lui, plus d'audace pour enfin vivre en pleine lumière.
Daniel savait qu'il devait être prudent face aux homophobes primaires, mais se sentait de plus en plus consumé par ce désir de liberté, d'honnêteté.
Pourquoi mentir? Se cacher? Se retenir? Pour qui?
Alors, il a baissé sa garde. Il a cru qu'il pouvait lui aussi être totalement libre d'être lui-même, libre d'aimer.
A l'âge de 24 ans, Daniel avait décidé depuis longtemps de croquer la vie, bien que conscient des dangers.
Mais on ne lui a pas pardonné.
Samedi 3 mars, à Santiago, à l'aube de ces semaines propices aux amours printanières, c'est l'horreur qui a pris ses quartiers.
Au détour d'une rue, léger comme le vent, Daniel ne savait pas que c'était ce jour-là qu'il avait rendez-vous avec l'horreur.
Lui qui croyait avoir un tout autre destin, enfin pouvoir aimer en toute liberté, a été stoppé en plein vol.
Ses agresseurs ont souhaité nier son existence, comme l'effacer, faire de lui un symbole de leur discours de haine.
Aujourd'hui, j'ai comme une envie folle de leur montrer qu'ils n'arriveront jamais à nous effacer.
Dehors, plein de passants. C'est Dimanche, et le soleil brille. Des familles, des couples, des groupes d'adolescents se promènent dans les rues.
Partout, et tous les jours, je vois des couples comme aujourd'hui, dans les médias, dans les transports, les magasins, les églises. Ils se tiennent, se serrent les uns contre les autres,
s'échangent des baisers fougueux, reçoivent même la bénédiction de l'Eglise et de l'Etat que nous n'avons pas le droit, nous, de recevoir.
Eux ne sont pas inquiétés, ne sont pas effrayés, ne sont pas étouffés. Ils vivent et aiment au grand jour.
Ils ne connaissent pas cette sensation d'étouffement que l'on peut ressentir lorsque l'on vit dans ces murs invisibles que nous devons détruire pour pouvoir nous aimer en pleine lumière.
Non, eux jouissent d'une liberté sans égal, dont ils n'ont pas conscience car évidente de leur point de vue.
Je sais que Daniel, même s'il l'a payé très cher, avait raison: peu importe le danger, il faut être soi, se battre pour être libre, car aimer est plus qu'un droit, c'est un devoir.
Alors aujourd'hui, j'ai comme une envie folle de sortir et de prendre chaque homme que je croiserai dans mes bras, de l'embrasser.
Peut-être pour provoquer, mais surtout pour répondre à toute cette violence, à tout ceux qui nous rejettent, par le plus universel des langages. Comme si plus on voulait me faire taire et m'empêcher d'aimer d'autres hommes, j'avais, plus encore, envie de les toucher, de les sentir contre moi. Vivre cette fusion des corps, cette passion des chairs, la répéter comme pour rendre impossible sa mise à néant, et pour souligner sa réalité. Moi aussi, nous aussi, nous voulons pouvoir nous toucher, nous aimer en pleine lumière sans avoir à payer de nos vies cette liberté fondamentale. Moi aussi, nous aussi, nous continuerons, malgré les coups et les morts, à nous aimer sans murs, sans obstacles autour de nous. Parce que rien ni personne ne pourra nous réduire à néant. Parce que croire que l'on peut nous effacer, c'est ne pas avoir compris que nous ne sommes, en fait, différents de personne, mais semblables à tous. Parce que si nous arrêtons de nous battre, si nous retournons dans l'ombre et l'obscurité d'antan, cela signifiera que Daniel Zamudio est mort pour rien. Et Daniel Zamudio n'est pas mort pour rien. Tout comme Matthew Shepard avant lui, et tant d'autres. Nous leur devons, nous nous devons de nous aimer en pleine lumière. Car les amours printanières, elles n'appartiennent à personne, elles sont universelles.