Gaël Giraud, chercheur au CNRS, membre de l’Ecole d’économie de Paris et auteur de Vingt Propositions pour réformer le capitalisme (2009), a la particularité de faire partie de l’ordre des Jésuites. Cette obédience n’est pas anodine car ses analyses du capitalisme contemporain s’imprègnent d’un véritable humanisme chrétien. Il ne s’en cache pas. Dans un article de La Croix intitulé Le capitalisme peut-il être juste ?, il encensait l’encyclique Caritas in veritate, du Pape Benoit XVI (2008), qui nous rappelle notre « responsabilité collective de changer les structures injustes".
Son intervention sur le thème « de l’instabilité économique à l’éthique d’entreprise », au rendez-vous annuel des associations des métiers de la finance, s’inscrit dans cette volonté d’accorder « un visage plus humain à un capitalisme en crise ». Ce vendredi 4 février, au sein de l’espace Gabriel, à quelques pas du palais de l’Elysée, devant une assemblée d’environ 400 personnes composée de professionnels et de directeurs de la comptabilité et de la gestion d’entreprise, il entame son allocution en donnant le ton : « L’économie doit être subordonnée à la politique […], il est nécessaire de soumettre le marché à des règles». Il prend position contre la version libertarienne anglo-saxonne du libéralisme et critique le rôle pernicieux des banques lors de la crise. Son intervention empreinte de keynésianisme (sans citer l’auteur explicitement) intègre aussi quelques allégories religieuses. Il tente, en moins d’une heure, de donner sa vision du capitalisme contemporain et de ses enjeux.
Risque de crise systémique
« Sans vouloir s’afficher en annonciateur apocalyptique », précise Gaël Giraud, « la crise actuelle n’est pas exceptionnelle mais risque de devenir la norme si nous ne changeons pas le système ». Selon lui, le principal problème de notre économie dans les années à venir est la stagflation. Cette persistance du chômage de masse, associée à une inflation croissante, s’expliquerait par les défaillances d’un marché qui n’arrive pas à s’autoréguler. « La spéculation qui sévit sur les marchés, les rend incapables d’évaluer correctement la valeur d’un actif ». L’excessive fluctuation du cours des matières premières avec un marché des options qui pèse trente fois plus lourd que les transactions réelles illustre bien, selon lui, cette déficience. D’ailleurs, à la suite de la crise des subprimes, les critiques se sont multipliées contre les normes comptables internationales, les fameuses normes IFRS (International Financial Reporting Standards) qui imposent l’évaluation des actifs financiers dans le bilan des entreprises à leur juste valeur (fair-value), une étrange dénomination pour signifier une valeur estimée au prix du marché. Ainsi, le retour pour les actifs fragiles à l’évaluation « mark to model » (modèle sui generis de Polytechniciens) est révélateur de l'échec de la puissance prédictive des marchés. Pour autant, cette volte-face ne satisfait pas l’orateur car cette comptabilité incite les entreprises à passer des « commandes » à des équipes d’ingénieurs de la finance protégées par une formalisation ésotérique peu contrôlable.
Prophéties autoréalisatrices
« Une grimace d’Alan Greenspan (président de la Réserve fédérale de 1987 à 2006), qui souffrirait d'un mal de dents, peut être interprétée comme un risque sur les marchés et créer une baisse des cours », ironise Gaël Giraud qui estime que de nombreuses situations incongrues peuvent avoir des impacts non négligeables. Il l'illustre par le célèbre lapsus du président américain W. Bush en déplacement au Japon en 2002 qui utilisa le terme de « dévaluation » au lieu de « déflation » pour commenter la situation de la monnaie nationale, ce qui nécessita l’intervention du premier ministre japonais afin de contrer la chute du yen. Les comportements moutonniers peuvent ainsi amener à des résultats surprenants car même les observateurs avisés rejoignent l’opinion dominante, aussi farfelue soit-elle. Ainsi, sur le marché financier « il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison seul », estime-t-il, reprenant l’idée formulée par l’économiste John Maynard Keynes dans sa Théorie générale pour alerter des risques de la spéculation financière.
Ethique sur les marchés…
Pour notre économiste, il devient crucial de réinscrire « l’économie dans la sphère de l’éthique », comme l'espérait Karl Polanyi (La grande transformation - 1944) car les dérives du système capitaliste illustrent les limites de son fonctionnement actuel. Il décrit alors ce procédé extrêmement pervers qui permet de parier sur la défaillance de l’un de ses partenaires, à l'instar de la banque américaine Goldman Sachs qui a spéculé sur la faillite de l’un de ses débiteurs, le groupe de services financiers américain CIT Group, lui permettant de remporter plus d’un milliard de dollars. Il compare cet exemple ubuesque à celui d’un chirurgien qui pourrait parier sur la mort de son patient pour se couvrir du risque sans que ce dernier ne soit au courant, provoquant les rires de l’assistance.
Des oreilles plus attentives se dressent lorsque le Jésuite en arrive à ses propositions de réforme. Il insiste sur la nécessité de régler le problème des prix de transfert qui servent d’optimisation fiscale pour les entreprises au détriment des services publics des pays d’accueil. Il propose aussi de réformer la gouvernance d’entreprise en accordant un droit de vote pondérée en fonction de la fidélité de l’actionnaire. Il pointe également des inégalités de salaires qui ne sont plus justifiables. Selon lui, à curriculum vitae équivalent, le salaire d’un cadre de la finance est 30% plus élevé que celui issu d'un autre secteur d’activité. Cette surenchère illustre la nécessité d’instituer des règles telles que l’application d’un écart maximal, par exemple de 1 à 20, entre les différents salariés d’une entreprise.
… et justice sociale
Contrairement à l’économiste Friedrich Hayek, pour qui le concept de justice sociale est dépourvu de sens car l’économie résulterait d’un jeu spontané de forces qui dépassent l’homme, Gaël Giraud lui donne une consistance rawlsienne en proposant l’adoption du principe du maximin (Théorie de la justice, 1971). Cet axiome stipule de favoriser le sort des plus démunis que la maximisation du gain moyen, induite par la pensée utilitariste, « sacrifie sur l’hôtel de la moyenne ». A l’aide d’une parabole biblique il défend la conception d'une justice qui suppose d’abandonner les 99 brebis les mieux loties pour porter secours à la centième égarée.
Le conférencier finit son allocution en abordant les problèmes environnementaux, alourdissant quelque peu une présentation déjà très hétéroclite. Sans être très novateur, la pensée de ce jeune économiste-jésuite a tout de même le mérite d’inciter au réencastrement dans le social d'une sphère économique devenue omnipotente et d’apporter des propositions pour faire évoluer un système capitaliste usé par ses excès.