Edwige, depuis ce weekend, je pense à ton vélo. Quand tu as dû quitter la Bretagne précipitamment, suite au diagnostic du passager noir qui s'était installé dans tes poumons, toi une sportive qui n'avait jamais fumé, tes affaires sont restées là. Ton vélo est là. Je le gardais, je le garde, même si tu m'avais dit que le jour où tu referais du vélo, ce sera sûrement avec une assistance électrique (je trouvais ça ridicule venant de toi). Donc ton vélo est là, j'y pense tout le temps depuis dimanche. Il t'attend, il est beau, il a dû te coûter cher, il faut que tu refasses du vélo Edwige. Edwige, qu'est-ce qu'on va faire de ton vélo ?
Edwige, tu disais que tu avais commencé ton parcours militant à Osez le Féminisme !. On trouvera dans tes vieilles photos Facebook des traces de cette époque. Tu en parlais peu, mais ça se voyait que tu y avais appris beaucoup de choses : l'organisation collective, le plaidoyer, les moments de convivialité comme indispensable ciment. Le féminisme, évidemment. Edwige, quels liens as-tu gardé avec cette asso, avec ces gens, est-ce que tu les as retrouvé.es ailleurs ? Est-ce que certain.es t'ont suivie dans d'autres aventures ? Edwige, mais comment est-ce qu'on va leur dire ce qui est arrivé ?
Depuis ce weekend et que l'info de ta disparition se répand peu à peu, ce sont des dizaines et des dizaines, bientôt des centaines et qui sait jusqu'où ça va aller, de témoignages qui affluent, de tous horizons. Pourtant, on galère avec les potes à diffuser l'info partout. Les messages affluent et force est de constater que quand il s'agit de toi, ce n'est pas possible de rester dans le standard, dans des condoléances un peu convenues. Ce n'est pas juste par politesse que les gens écrivent un petit mot. L'immense majorité des messages viennent directement du cœur, on sent derrière les phrases dignes des chagrins inconsolables. On sent derrière les récits pudiques tellement d'histoires, à se demander combien de vies tu as eues, si tu n'avais pas le don d'ubiquité. Je les lis et j'ai beau avoir une petite idée de l'ampleur de tous les projets que tu as menés, j'hallucine quand même. Ah bon, elle était allée là ? Elle avait participé à ça ? Elle avait fait ça aussi ? On te savait généreuse et énergique, on te découvre sur tous les fronts, toujours avec la même sincérité. Comment as-tu fait pour garder autant de liens d'autant de qualité avec autant de gens ?
On galère avec les potes à diffuser l'info partout, surtout à celleux qui se tiennent loin des réseaux sociaux. Edwige, on est en train d'oublier du monde, où donc encore as-tu laissé ton empreinte ? Dans combien de luttes, combien d'associations ? Combien d'autres personnes encore reste-il à prévenir que tu es partie et que tu ne reviendras plus ? Qui a-t-on encore oublié, vite un SMS, peut-être que telle ou telle personne pourra aller à la cérémonie, attention l'annonce va sûrement lui faire un choc. Évidemment tu as fait ce que tu pouvais, ce que tu te sentais de faire mais évidemment tu n'as pas du tout du tout prévenu tout le monde de la maladie. D'ailleurs moi j'étais persuadée que ça allait mieux, je regardais ton vélo et je me disais que tu allais bientôt revenir le chercher. Peut-être que si j'y croyais, c'est parce que jamais, jamais tu ne m'as laissé imaginer autre chose. Parce que c'est juste impossible que tu disparaisses Edwige, pas quelqu'un comme toi, ce serait vraiment pas juste, c'est pas juste, c'est pas juste, c'est pas juste, ça aussi ça tourne en boucle dans ma tête depuis dimanche.
Ça ne te surprendra pas, mais on dirait que même les gens avec qui tu t'étais engueulée se sentent mal que tu ne sois plus là : on les sent morveux, piteux, pas à l'aise, presque tristes d'avoir à acter que le niveau des débats va forcément baisser maintenant. Tu étais une adversaire politique exigeante, il valait mieux t'avoir dans son camp qu'en face. Tu ne bradais pas tes alliances. Les campagnes de séduction sur du vent, très peu pour toi, puisqu'avec toi il fallait tout le temps rendre des comptes. Tu nous rappelais sans cesse à l'ordre sur le respect des valeurs. Tu pesais tes actes, les remettais en question régulièrement pour vérifier qu'ils étaient toujours justes. Tu mettais tes idéaux à l'épreuve du réel et de l'action, et tu y allais à fond. Sans rien à foutre des paillettes, du prestige, des fameux postes et des places éligibles. Prendre des responsabilités n'allait pas de soi pour toi : tu te demandais toujours si tu étais la bonne personne, la plus légitime, la plus compétente, s'il n'y avait pas quelqu'un d'autre qui pouvait mieux faire le job. Quelle blague : mais qui aurait bien pu être aussi dévouée, désintéressée, prenant ses missions autant à cœur ? Qui mieux que toi pouvait nous aider à faire respirer la démocratie avec autant d'honnêteté ?
Edwige, je te connaissais depuis des années et tu nous faisais croire, à toutes et tous, tout le temps, que tu étais une militante débutante. J'ai googlé ton nom : on trouve ta trace dans Alternatiba, dans la campagne des municipales de Dijon, dans la campagne des sénatoriales, et encore j'ai pas beaucoup fouillé. J'avais envie d'entendre ta voix et de te voir parler, alors j'ai cherché ton nom sur YouTube : Edwige, pourquoi tu n'as jamais parlé de cette vidéo incroyable que tu as fait avec Fred de C'est pas Sorcier ? T'es là, c'est en 2015 ou 2016 et tu dis encore que tu es une militante débutante ? Pourquoi tu n'as jamais parlé du fait que tu as porté avec brio la voix d'Alternatiba sur un plateau télé ? On pensait qu'on était fier.es de toi, alors qu'on en savait si peu...
Edwige, s'il y a maintenant un gros trou dans mon armée militante personnelle, dans mes repères pour préparer l'avenir, ce n'est pas juste une histoire de militantisme. Ce n'est pas juste à cause de la sueur et du jus de cerveau qu'on a dépensé ensemble, ce n'est pas juste à cause des heures de réunions, des soirées, des nuits à plusieurs à l'arrache dans une même pièce parce que demain matin il faut être tôt sur le terrain. Edwige, en parallèle, toutes les deux, sans le savoir, on avait choisi d'aller à la rencontre de nous-mêmes. Il y a quelques années, alors que tu avais 40 ans et quelques, tu t'étais fait un magnifique cadeau : l'acceptation de ton homosexualité. On avait ri de joie pendant des heures au téléphone quand tu m'avais raconté ce basculement. Ton monde s'était renversé, tout prenait sens, ton cœur et ton ventre vibraient. Tu t'étais mise à dévorer la culture lesbienne (en plus de tout le reste...). Tu te cognais aux difficultés des histoires amoureuses difficiles auxquelles on a quand même envie de croire parce que, maintenant, on aime de tout son être. Edwige, c'est pour ça aussi que c'est pas juste : lesbienne tardive, tu n'étais qu'au tout début de ta nouvelle vie. Je pense à celles qui auraient pu être tes compagnes, tes amoureuses, et qui n'auront jamais la chance de te rencontrer. Je pense au bonheur qui t'attendait à leurs côtés.
Edwige, un jour je t'avais demandé comment prononcer ton prénom, "Edouige" ou "Edvige". Tu as ri, de ton petit rire musical (il y avait d'autres versions de tes rires, autrement plus sonores), et tu m'as répondu : "comme tu veux". Ton orgueil n'était pas personnel, mais collectif. Les heures que tu as passé à donner des formations, à te former toi-même sont innombrables. Tu étais obsédée par l'idée de la transmission et de l'apprentissage, de faire passer les connaissances et les compétences. On est nombreuxses à te devoir beaucoup, sur des tas de sujets : le numérique, le bâtiment, l'égalité. Merci pour ta pédagogie, ta patience, ta générosité.
Edwige, j'aimerais que, en ta mémoire, on puisse se faire le relais de tes multiples engagements. Qu'on puisse soutenir une des nombreuses associations, nationales, internationales ou locales, que tu soutenais toi-même. Il y a l'embarras du choix : sport, écologie, numérique, solidarité, féminisme... ou tout simplement à la Ligue contre le cancer. Pour ma part, je pense que c'est au fonds de dotation Lesbiennes d'Intérêt Général que je vais donner. Il y avait clairement de ce génie lesbien en toi.
Il n'y aura pas de conclusion à cette nécrologie, il est trop tôt pour savoir ce qu'on va devenir sans toi. Avec les copaines de Bretagne, on essaiera de s'organiser pour commémorer l'amie formidable que tu as été, au bord de la mer. Tu t'étais installée en Bretagne car tu voulais faire de la voile...
En mai 2022, j'ai arpenté les rues de Saint-Brieuc avec une pancarte sur laquelle était inscrite : "Edwige, on pense à toi". C'était la Marche des Fiertés, la première dans cette ville, et même si, à peine installée ici, tu avais dû repartir te soigner auprès de ta famille, tu avais déjà laissé ta trace. Auprès des écologistes bien sûr, mais aussi auprès de l'équipe de l'organisation de cette marche. J'ai pris des photos de tous les bénévoles que j'ai pu croiser avec cette pancarte. Tu peux être sûre qu'on t'attendra sur ces pavés encore longtemps.
Il y aurait encore des millions de choses à dire. Cette nécrologie d'une militante exceptionnelle est largement à compléter. Si vous l'avez connue, les commentaires sont ouverts.
