Il faut se rendre à l’évidence : les salariés ou chercheurs d’emploi ne sont pas uniquement en recherche de sécurité, qui serait le corollaire d’un lien de subordination accepté. Et par forcément non plus en désespérance parce que la numérisation et la digitalisation sont présentées comme le berceau de la société future, dont les techniques et régulations seraient réservées à une élite mondialisée prélevée des mondes de la haute technologie, de la haute finance et de la haute politique, renvoyant ainsi le peuple des non-initiés à la solidarité des pauvres et au salaire dit universel. Ne nions pas que la sécurité de l’emploi et la continuité du travail rémunéré sont déterminants dans une trajectoire de vie, mais essayons d’aller plus loin.
La définition du travail donnée généralement est celle-ci, infiniment réductrice : « activité rémunérée qui permet la production de biens et services ». De cette définition découleraient actuellement quelques problématiques saillantes : le contrat commercial va-t-il se substituer au contrat salarial ? Les personnes les plus éloignées de l’emploi n’ont-elles besoin que de formations comportementales et polyvalentes ? Et plus loin, des enjeux sociétaux comme : faut-il laisser s’étendre des « quartiers négligés » sur des aires toujours plus grandes, et sécuriser par des forces d’ordre les cœurs de métropole ? …
Le travail toujours au centre de l’émancipation humaine et la structuration de la société.
Au sein d’un monde dit disruptif parce qu’il accélère et multiplie les mutations économiques et les statuts, le travail est bien plus qu’un simple rapport économique ou utilitaire. Il est avant tout la mise en œuvre d’un bouquet de compétences. Chacun et chacune dans la société en possède un qui lui est propre. Parmi ces compétences, certaines sont codifiées et font l’objet d’une reconnaissance professionnelle et collective, ce sont les qualifications. La récompense de la mise en œuvre de ces compétences et qualifications ne saurait être délimitée par les seuls salaire ou rétribution du service rendu, qui restent toujours limités par un contrat social individuel. Les travailleurs accordent d’autres valeurs que vénales à la mobilisation de leur énergie. Chacune et chacun d’entre nous cherchons à « faire quelque chose de notre vie », nous voulons à la fois être utiles aux autres et réaliser nos désirs. Dans cette double aspiration, le travail occupe une place essentielle. La philosophe Simone Weil l’a traduit à sa façon : « Quelle merveilleuse plénitude de vie ne pourrait-on pas attendre d’une civilisation où le travail serait assez transformé pour exercer pleinement toutes les facultés, pour constituer l’acte humain par excellence ? Il devrait alors se trouver au centre même de la culture ».*
« Et toi, tu fais quoi dans la vie ? »
« Je suis chercheuse, je suis chaudronnier … » Cette simple phrase révèle la dimension d’identité sociale du métier, terme qui doit être pris dans un sens évolutif, et non tel qu’on le trouve dans le compagnonnage. Selon la sociologue Michèle Descolonges, le métier est un « corpus de savoirs et de savoir-faire relativement homogènes, mais aussi un ensemble de règles morales, une identité permettant de se définir socialement, et une perspective d’approfondir les savoirs et savoir-faire par l’expérience accumulée ». Il y a donc un coût d’entrée dans le métier, avec des études, un apprentissage, une formation professionnelle, et jusqu’à présent et pour longtemps encore, personne ne sait vraiment prédire la réussite d’un individu. L’humain est ainsi fait qu’il ne cesse de nous surprendre. Outre la formation des personnes, la constitution ou la pérennité d’un métier passe aussi par la construction d’une organisation et de structures spécifiques du travail. Le métier, c’est une façon commune de traiter le travail ; en plus, c’est une construction permanente.
Bien entendu les organisations de travail qui cherchent à décrire par le menu l’activité professionnelle et les moyens à mettre en œuvre pour la réaliser éloignent les managers de la connaissance du métier et de la coopération humaine. C’est pourquoi les critères d’évaluation portent de plus en plus sur la personne selon une échelle hiérarchique et non plus sur le travail réalisé seul ou en collaboration avec d’autres. « Autrement dit, une partie de l’investissement que le travailleur met dans son travail, à travers sa formation et son épanouissement social, cette composante socialisée du travail modifie l’image classique du rapport de production entre capital et travail. »**
Actuellement nous assistons globalement à une double dérive : quand l’entreprise grandit, elle détruit physiquement, si elle s’arrête, elle détruit socialement. Comment sortir de ce dilemme ? L’exigence de santé, de bien-être au travail, de liberté, de solidarité et de respect de l’environnement est à la source d’un développement humain durable de la société. Tous les travailleurs, salariés, indépendants, font le lien entre finalité du travail et qualité du travail. Malheureusement, les expérimentations tournées vers les enjeux sociaux ne sont pas celles qui génèrent le plus d’argent.
Un plein-emploi qualitatif
Les secteurs de l’industrie et des services s’interpénètrent ; la tertiarisation est avant tout la marque des transformations que connaît l’ensemble du système de production, et par là, le travail lui-même. Rétribué ou bénévole, le travail est multiple et polymorphe. On devrait donc bientôt cesser d’invoquer le « capital humain ». On a besoin d’une perspective de plein accomplissement des capacités humaines, visant autant l’accomplissement individuel que l’accomplissement collectif. Il s’agit là d’un nouveau type de plein emploi, non pas quantitatif mais qualitatif. Une telle rupture culturelle oblige à repenser les rapports entre le social et l’économique.
Ce plein-emploi qualitatif n’évacue pas les actes méritoires, au contraire. Il maintient la dignité et l’espoir intergénérationnel des plus démunis, il respecte la liberté pleine et entière de chacun et chacune, à l’inverse du revenu universel qui assigne à résidence dans l’espace et dans le temps des personnes dont le seul handicap, mais écrasant, est d’être mal-nées.
Il faut donc repenser la réforme des politiques publiques, enfermée depuis trente ans dans l’impasse des allègements du coût du travail. La notion d’entreprise est actuellement bousculée simultanément par le comportement des actionnaires, les relations interentreprises (« entreprise étendue », …), par une aspiration accrue à la liberté d’entreprendre ou par de nouveaux enjeux de management. Les travailleurs doivent devenir « agiles », entrepreneurs d’eux-mêmes, confiants dans l’avenir mais aussi résistants à la concurrence et imperméables à l’échec.
Les meilleurs moyens de résistances à la concurrence humaine effrénée et à l’échec des individus doivent donc être recherchés non seulement dans la formation et la réalisation individuelles, mais aussi dans la capacité à délibérer, à recréer le travail et les métiers, et dans la capacité à transmettre ses valeurs. Ainsi, être bénévole aux Restos du Cœur ou dans une association sportive ou culturelle peut être « un sacré boulot », pétri de valeurs universelles. Face au monstre gestionnaire qui se cache derrière le concept de « chaîne globale de valeur (pécuniaire) », l’enjeu est de définir et mettre en œuvre, en région, en France, en Europe, … une politique globale du travail qui donne toutes leurs places aux capacités humaines et à l’intervention des hommes et des femmes, à tous les niveaux de compétences et d’expérience. Ce qui suppose une politique radicalement inverse de celle qui est mise en place un peu partout, qui remplace l’intention constitutionnelle d’éducation et de formation professionnelle pour tous, en un vivier de travailleurs triés et choisis uniquement pour répondre aux injonctions patronales hiérarchisées et à court terme. Il ne faut pas laisser aux entreprises à but lucratif le pouvoir de définir tous les projets de la société que nous formons. Il faut que chaque citoyen garde tout le temps et partout l’initiative de sa vie.
Redistribuer les chances.
Le sens du travail est une question fondamentale Au cœur des nouvelles formes de travail et des nouvelles formes d’emploi, ce sont les aspirations sociales et les contraintes économiques qui s’entrechoquent encore, sous des formes nouvelles, mais aussi avec des possibilités nouvelles de réponses aux besoins sociaux. Le développement des hommes et des femmes sous forme de droits individuels garantis collectivement est devenu une question économique qu’il faut prendre en compte comme telle. L’enjeu est tout simplement celui qui consiste en croire en l’homme ou non. C’est aussi par voie de conséquence, la raison d’être de tout système de formation professionnelle et continue qui serait fait d’éthique et de respect pour l’effort consenti de chacun et de chacune. C’est un Service public de haut niveau financé par la compétition lucrative des plus favorisés via l'Etat, qui doit occuper le terrain sociétal et redistribuer les chances sociales et économiques à tous.
* « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », texte écrit en 1934 par Simone Weil, Gallimard, édition Folio essais, 1998
** « Pourquoi nous travaillons », collectif coordonné par Catherine Guaspare et Jacques Léger, préfacé par Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT. Les Editions de l’Atelier/les Editions Ouvrières 2013