Le peuple de Facebook ou le centre du monde
Le dernier épisode fut joué au sénat où à l’unanimité les élus ont voulu ou permis que soient abolie la liberté en France. Au détour d’un amendement paraissant anodin à l’ensemble des joueurs, bien que quelques-uns aient senti qu’ils allaient un peu loin mais ont très vite lâché les freins, ce sont les libertés de réunion, donc d’association, donc d’expression commune, donc de manifestation, donc de conscience, le droit à l’estime et à l’éducation mutuelles qui ont sauté.
Il est fort possible que le manque de temps et la fatigue du temps compressé depuis le début du quinquennat aient joué dans la démission des personnalités traditionnellement de gauche dans cette histoire. L’âge des sénateurs, leur manque de contacts réels et vivants avec leurs électeurs, l’importance prise par les rares intendants qui leur parlent à l’oreille, bref la commodité des réseaux sociaux pour tâter le pouls des administrés et sélectivement celui de leurs électeurs probables, cet ensemble de conditions contextuelles ont abouti à une réduire le sénat à une plateforme de sensations qu’ils ont pris pour de la politique.
Ces sensations n’ont pas surgi brusquement un premier avril. Elles persistaient depuis quelques années peut-être, gonflaient depuis quelques mois, ont brillé et éclaté quand on a fourni une des baguettes à bulles qu’on sait dans les cartons de la loi « Sécurité globale préservant les libertés ».
Vous avez bien lu, pas « Libertés garanties par la sécurité globale », non, l’inverse. Les libertés, on les connait, souvent on les exerce. Les « libertés préservées », c’est bien autre chose, ce sont des libertés résiduelles, celles qui s’accrochent sur l’échelle de l’ « acceptabilité sociale ».
Quelle est « l’acceptabilité sociale » après un an de confinement réel et angoissant, après des années de confinement addictif derrière un écran, l’œil fixé sur le téléphone ?
On est passé du pacte social au vivre-ensemble, du social au sociétal, le travail est arrêté sauf pour les « secondes lignes » qu’on récompensera en temps voulu par une aumône imposée par cette même acceptabilité sociale mesurée désormais sur les productions des réseaux électroniques.
Prenons Facebook dont le format permet et limite les collectifs par affinités, par affects, mais ne permet pas les discussions sérieuses au-delà de ce qu’on pouvait entendre au comptoir du bistrot. En dix ans, la politique de longue haleine est devenue un ensemble de battles n’engageant que des communautés de faux amis réunis par de fausses allégations. Foin de politesse ou de respect, on n’a ni temps ni espace pour ça. On aime ou on n’aime pas, dans l’immédiateté du moment de la journée de l’intervenant, et par réaction immédiate et affective au ton, à l’image, au vocabulaire employé. On a perdu de vue les vrais amis, ils sont devenus des personnages de story, ils s’expriment sur une anecdote qui engage chez toi une adhésion temporaire ou un rejet soudain, et qui, rejet après rejet, forment une opinion.
C’est ainsi que ce qui devient important, c’est qui fréquente qui. Avoir dans sa manche quelques têtes de pont aide à garder une estime de soi quand soudain un inconnu puis un autre vous insultent. Les collectifs alors bougent les lignes, se reforment, on en aime que plus ceux qui vous ont gardé sur leur liste, on interdit aux autres l’accès à vos réunions. On sait bien que l’amitié y est fragile quand elle n’est pas fictive, mais qu’importe. Ce qui importe, c’est qu’on s’y construit un belvédère d’où on épie, on dénonce, on flingue virtuellement. Tout étant virtuel, pourquoi se gênerait-on ?
Et puis l’opinion individuelle finit par remplacer la culture à partager, à échanger. On s’aime fictivement entre soi, on se sépare en un click des importuns, on les signale comme « indésirables », sans remord, sans sanction aucune que sa propre satisfaction, on est devenu un sujet politique. On prolonge les examens : un tel a signé une pétition avec un tel ? Hop, ils sont « amis », l’ensemble à dénigrer pour les années qui viennent, sinon les « amis » du moment ne comprendront plus et vous quitteront de même façon. De tels ont défilés à coté de tels ? Ils sont donc « amis » et l’ensemble de la manifestation est une horreur. Mais à quoi sert donc une vraie manifestation ?
Seule est à téléguider et renforcer l’opinion qui me renforcera moi-même, j’ai ainsi l’impression d’être quelqu’un, presque un leader. Je renforce mon groupe en désignant l’ennemi et si on le dénigre ensemble. L’ennemi idéal présente des caractères immuables, non pas immuables réellement, mais immuables facebookement, quitte à lui fabriquer et entretenir l’image grossière qu’on a réussi à donner de lui par des contre-sens ou diffamations, quelle importance puisqu’on ne le rencontrera jamais ?
Tout cela mis bout à bout fait une politique, morcelée, des miettes de politiques, mais de la politique quand même, et on s’étonne qu’il n’y ait plus gauche ni droite. Qu’est-ce qu’on en a à battre de la philo, du Droit, de l’art, de la science, des libertés, puisque la mienne s’exerce ici, que j’ai droit de vie et de mort sur l’ami et l’amitié fictifs ? Je t’aime aujourd’hui je t’insulte ce soir et je t’efface demain, quelle importance pour toi ou pour le monde ? Ce qui m’importe, c’est moi, c’est la liberté pleine et entière que j’exerce en fonction de mon sentiment du moment.
Peu importe au fond les théories, les doctrines, les valeurs collectives, au-delà du microgroupe à la portée de voix facebookienne. A quoi servent les débats, les échanges longs, calmes et bienveillants, à quoi servent les partis, les syndicats, puisque la révolte à une expression possible : le gilet fluorescent qui attire l’œil à côté du téléphone ?
Dans la vraie vie il y a les policiers, les caméras, les étudiants, les immigrés, les mendiants, les pauvres, les riches, les fraudeurs, les grandes gueules, mais le peuple, lui, celui qui vaut et qui veut qu’on s’y intéresse, est sur Facebook, indéniablement.
Le sénat est devenu paresseux. La majorité est paresseuse : elle a un chef et il est tout-puissant. Il n’y a plus d’opposition structurée menaçante, elle est muselée, ou sur Facebook dans des collectifs virtuels et changeants. Si jamais une tête opposition vivante sortait du rang, il suffirait de s’en remettre aux innombrables petits leaders qui battlent entre eux : comme un seul homme ils intimeraient virtuellement l’ordre au réfractaire de se coucher, pas de concurrence ici, ordre qu’ils se distribueraient également entre eux unis contre le vivant. Les bateleurs ne perdent pas de vue le vivant, ils savent qu’il va se débattre, ils ne laissent rien passer, ils alimentent la machine à dénigrer, c’est un passe-temps très satisfaisant pour des petits leaders facebookiens.
Ce que le pur peuple de Facebook ne comprends pas et ne peut même pas concevoir, c’est qu’on n’est pas obligé, en vrai dans le monde réel, d’aimer les gens pour défendre les libertés. On s’imagine là depuis son clavier que pour les vrais actes de la vie sociale, occuper un bout de trottoir avec quelqu’un qui a une tête ou un drapeau qui ne vous revient pas, consiste à aimer donc être complice de ce quelqu’un. Combien de fois ai-je lu ici « Ho mais telle organisation minoritaire a mêlé ses membres avec telle autre majoritaire, c’est un problème, l’ensemble est pourri ! » ! Un tel qui a défilé a corrompu l’objet et le reste de la manif ? Un tel qui a signé a corrompu les autres et le texte de la pétition ? Qu’est-ce à dire, il faut mettre des couloirs, des murs ou écrire des édits pour que les gens vrais n’aient aucun contact entre eux et ne soient pas « contaminés » par quelques individus louches qui se seraient glissé dans la foule ou la liste ? Comment ! Il n’y a pas de service d’ordre pour tester les citoyens qui ont envie de participer et vérifier que ces derniers n’ont aucun passé problématique ou badge litigieux ? Il faut mettre le pédigrée de chacun en annexe à toute pétition pour savoir si un tel a le droit de défendre la même chose que moi ?
Tous ceux qui du haut de leur post facebook scrutent et jugent comme les vigiles derrière leur caméra savent-ils encore ce que veut dire « aimer » ? Suis-je coupable d’ « aimer Plenel » si je trouve que ce qu’il dit est parfaitement sensé et correspond à la politique de l’instant ? Suis-je obligée d’aimer le voile si je pense que les femmes adultes doivent avoir la liberté de le porter ? Lorsque Ramadan produit un slam juste contre le capitalisme prédateur mondial, que dois-je faire : maudire l’œuvre et l’auteur tout ensemble ou accepter la véracité des paroles prononcées par quelqu’un qui a mérité l’opprobre de la Justice mais a retrouvé le droit de s’exprimer ? Séparer l’œuvre de son auteur ? Si oui le slam est excellent et on ne parle pas de l’auteur qui n’est finalement qu’un passeur. Sinon il faut renverser les statues, décrocher les tableaux, faire taire les orchestres et brûler la moitié des livres, peu importe leur contenu pourvu que l’auteur ait fauté. Mais il faut être cohérent.
Facebook ne l’est pas et c’est peut-être sa vocation, l’incohérence. Il faudra alors demain un algorithme pour détecter l’opinion la plus courue du moment et nous n’aurons plus besoin de sondage, seulement d’un arbitre. Rôle que le sénat a joué concernant l’UNEF. Dans cette perspective demain la loi changera facilement quand l’algorithme variera au-delà d’un intervalle consenti. Quel pouvoir, Facebook ! On devra s’incliner bien bas devant ce qui pourrait bien devenir, finalement, le futur robot humanoïde matriciel. Pour ce qui est de la légitimité du peuple de Facebook dans la fabrication de la loi il faudra abandonner l’idée même de s’en poser la question. Facebook est, c’est tout.
Au-delà de l’anecdote UNEF, c’est tout un monde qui se renverse. Le droit commun en France est objectif (impersonnel) et positif (écrit), alors que Facebook prétend être normatif. C’est là qu’intervient le renversement du monde si la Chambre républicaine supérieure, dont le président remplace le président de la République en cas de défaillance de ce dernier, se met à l’écoute des réseaux sociaux et oublie sa raison d’être.
Pour les internautes les personnes racisées ne sont pas le chef d’entreprise ou le prof de couleur, le journaliste ou le psychologue. Non, les personnes racisées sont celles qui subissent des inégalités et des discriminations dont on ne veut pas entendre parler. Il ne faut pas que ces personnes aient droit à la moindre tentative d’éducation commune et d’expression co-construite. Les personnes racisées sont celles qui participent de la lutte des classes et que l’on tient pour analphabètes, ou hostiles, et désagréger de possibles groupes de personnes en recherche d’expression revendicative commune et ancrée dans le réel est l’objectif réel d’une écrasante majorité de ce pays. Tous ceux qui espèrent qu’une émancipation interviendra à l’intérieur des groupes de paroles et participative à l’extérieur, sont évidemment désignés d’un doigt accusateur : il faut que les gens victimes de racisme et d’inégalités sociales restent isolés, sinon, où irions-nous ma bonne dame ! On est sûr que l’UNEF complote en faveur d’un renforcement de l’ « obscurantisme », que jamais un participant ne proposera une autre méthode d’action que le repli sous le voile. On en est sûr : ces gens sont méchants d’avance !
Il est de plus en plus net qu'on n'est pas pour l'universel — et surtout pas pour l'universalisme des droits — mais contre les minorités. C'est pourquoi le vrai centre du discours n'est pas du tout l'universel, mais la volonté majoritaire et la figure du chef. Les questions sociales sont camouflées sous la seule notion de laïcité, qu’on voudrait bien réduire au droit de contenir une religion désignée et contrôler ceux qui la pratiquent. Or selon Pena Ruiz (En finir avec le double jeu, Libération, 13 janvier 2013) : « la laïcité n'est pas qu'une attitude : elle se définit comme cadre juridique du vivre ensemble fondé sur des principes de droit universels et non sur un particularisme religieux. Liberté de conscience et autonomie de jugement, égalité de droit, sens du bien commun à tous : tel est le triptyque fondateur d'un idéal plus actuel que jamais. Il est temps que la gauche laïque ose enfin être elle-même ».
Sans remonter aussi loin, « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » est un adage largement ignoré sur Facebook. Et maintenant au Sénat.
Rien n’empêche que les libertés continuent de disparaître puisqu’elles ne sont plus exercées. Les lanceurs d’alertes ont remplacé les textes de congrès. Les médias traditionnels se séparent en deux camps, pas plus, font de l’idéologie massive ; bientôt pour la plupart il s'agira de flatter Facebook pour garder des lecteurs, les créneaux se répartissent et les ajustements sont en cours.
Une pandémie en cache d'autres. Le Conseil constitutionnel ressemble encore à un dernier recours, un ultime ressort, saura-t-il peser les vrais enjeux universels, laïcs, émancipateurs, dans la durée et la localisation ? Nous le saurons …