France : la révolution molle
On a du mal à comprendre ce qui se joue aujourd’hui sur le territoire français, à la veille du premier tour des élections départementales. Et pourtant ! Les Conseils départementaux sont des collectivités territoriales essentielles dans la vie démocratique du pays.
Pour planter le paysage, il faut d’abord oublier la notion de décentralisation : nous sommes au-delà de cette procédure. Ce qui s’achève au cours des mois que nous traversons n’est rien moins qu’une réorganisation de la France telle qu’elle ne l’avait pas connue depuis 1791.
A) Une reconfiguration profonde des collectivités locales et régionales
Les établissements publics de coopération intercommunale
Les municipales, souvenez-vous, avait déjà montré le pouvoir de l’abstention et la poussée de la droite, notamment extrême. (http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/03/31/la-gauche-en-passe-de-perdre-plusieurs-metropoles-et-communautes-urbaines_4392627_823448.html ) L’intérêt était moins d’accéder à la gestion d’une municipalité, bien que ce soit une formidable entrée en légitimité politique, que de constituer les communautés de communes de toutes tailles - jusqu’aux métropoles - gérées par des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ne disposant pas de clause de compétence générale. Les EPCI, tout en étant des groupements de collectivités territoriales, restent des établissements publics auxquels les communes sont obligées d’adhérer. Ils sont régis, en tant que tels, par un principe général de spécialité qui ne leur donne compétence que pour les domaines et les matières que la loi leur attribue ou pour ceux qui leur sont délégués par les communes membres. Les EPCI (hors syndicats : SIVU, SIVOM …) ont leur propre fiscalité (http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/approfondissements/combien-groupements-fiscalite-propre.html).
Par ailleurs, un EPCI peut être constitué d’une ou plusieurs collectivités territoriales (commune, département, Région) et d’autres personnes morales de droit public, comme les chambres consulaires. Dans ce cas, l’ECPI ni ses membres n’interviennent directement en matière de fiscalité. Pas directement.
Enfin, les communes et communautés vont devoir mutualiser leurs services fonctionnels compatibles. La palette des services concernée est assez variée : informatique, assistance juridique, voirie et services techniques, instruction du droit du sol, ressources humaines, etc. (http://www.adcf.org/files/panorama-enjeux-mutualisation-2015.pdf).
Le centre intercommunal d'action sociale
Parmi d’autres, une compétence optionnelle "action sociale d'intérêt communautaire" est ouverte aux EPCI à fiscalité propre que sont les communautés de communes et d'agglomérations. Le centre intercommunal d'action sociale (CIAS) permet, pour les communes qui le souhaitent, de se regrouper et de créer un établissement public intercommunal dédié à des actions sociales concertées, démultipliées par un territoire d'intervention et des moyens plus importants. Ce CIAS constitue une opportunité pour les petites communes sans CCAS, de développer ou d'améliorer leur politique d'action sociale.
Le CCAS/CIAS se mobilise dans les principaux champs suivants, par ordre décroissant d’implication : lutte contre l’exclusion (en particulier, aide alimentaire), services d’aide à domicile, prévention et animation pour les personnes âgées, gestion d’établissements d’hébergement pour personnes âgées, soutien au logement et à l’hébergement, petite enfance, enfance/jeunesse, soutien aux personnes en situation de handicap. Il gère des établissements et services pour personnes âgées, centres sociaux, crèches, haltes-garderies, centres aérés, etc. Il apporte son soutien technique et financier à des actions sociales d'intérêt communal gérées par le secteur privé, participe à l'instruction des demandes d'aide sociale légale (aide médicale, RSA, aide aux personnes âgées...) et les transmet aux autorités décisionnelles compétentes telles que le conseil général, la préfecture ou les organismes de sécurité sociale …. Il peut être délégataire de compétences sociales globales sur le territoire communal par convention avec le conseil général. Le CIAS (comme le CCAS) est un "établissement public administratif" : il dispose d’une personnalité juridique de droit public, d’une existence administrative et financière distincte de la commune, et est géré par un conseil d'administration qui détermine les orientations et les priorités de la politique sociale locale. Sa politique est donc régie par des personnes ne siégeant pas à titre d’élus de la République !
La fusion des régions
A l’autre extrémité de notre observation : les régions administratives, qui passeront pour la métropole de 21 (sans compter la Corse) à 12 Collectivités.
De nombreuses questions ont été mises sur la table à l’occasion de la loi qui a décidé de la constitution de grandes régions, nommée à tort Acte III de la décentralisation. Ou à bon droit si on considère qu’il ne s’agit là que de la poursuite de la politique de réorganisation de la nation enclenchée en 1982 sous Mitterrand par les lois « Defferre ». La réaction la plus forte a été le désarroi face à l’absence de consultation démocratique sur le sujet. On peut cependant aisément trouver des explications à ces décisions autocratiques.
A mon sens, trois raisons économiques principales :
- La production de valeur a une limite : la désindustrialisation de la France est notable depuis les années 70 (http://www.leconomiste.eu/decryptage-economie/153-reflexion-sur-la-desindustrialisation-de-la-france.html). La financiarisation, c’est-à-dire la valeur d’échange accordée artificiellement à la matière économique a pris une place démesurée, installée, malgré les dangers systémiques indéniables.
- L’exploitation de la nature a une limite. Le monde humain en prend de plus en plus conscience. Elle induit une disparition d’investissements industriels, au moins jusqu’à un certain niveau géographique.
- L’Europe, notamment, gérée par des institutions non démocratiques, accorde des aides financières non à des nations, ni des territoires, mais à des « projets », économiques ou socio-économiques, et cofinancés sur fonds publics ou privés. D’ailleurs, la Banque Centrale, et l’OCDE ont soutenu ces partenariats publics-privés, les PPP. Aujourd’hui, constitués avec ou sans fonds européens, les PPP engendrent des résultats dont entendent profiter les collectivités qui y ont investi de l’argent public, ne serait-ce que pour réintroduire dans le monde économique les ressources monétaires qui en résultent … et en recevoir les bénéfices politiques.
Et des raisons idéologiques :
- D’économie libérale orthodoxe : « il conviendrait de laisser les agents économiques libres d'évoluer dans un cadre réglementaire qui leur permettrait de pouvoir ouvrir et fermer des usines selon des calculs économiques bénéfiques pour la collectivité, plutôt qu'ils soient l'effet de calculs politiques liés à des intérêts particuliers, électoraux, corporatistes... Ce capitalisme de connivence n'est pas une corruption au sens propre mais une corruption intellectuelle malsaine et un dévoiement de l'intérêt collectif de long terme. Au final, l'enjeu est de pouvoir gérer politiquement et socialement une évolution à laquelle la France n'a pas été préparée en amont, ni dans les discours politiques, ni dans la pédagogie d'ensemble. » (source citée ci-dessus – juillet 2014)
- Le rôle de l’Etat doit être limité, il n’a plus à gêner les intérêts des grandes entreprises, la concurrence étant la première vertu pour distinguer le bien et le bon, de l’inutile coûteux.
- La richesse, créée par une élite économique, est sensée redescendre au moins pour partie vers l’ensemble des populations par effet mécanique.
- La compétition crée la richesse, la compétition entre régions est censée créer l’émulation, l’innovation et le développement de demain. Encore faut-il que ces régions soient de taille à concourir sur le plan européen, tels les länder germaniques. Elles le seront dès 2016.
B) Le Conseil départemental
On peut à juste titre se demander en quoi son existence est encore justifiable. Sauf que la Constitution française est ainsi faite qu’on ne peut pas faire disparaître d’un coup de baguette magique l’organisation du territoire français telle que le prévoit encore la Vème République. Pour le coup, le Gouvernement de Sarkozy qui avait souhaité la disparition de cet échelon a dû revenir en arrière, et le Gouvernement actuel n’a pas pu, non plus, aller plus loin que Gouvernement précédent.
Pour préparer l’avenir, on commence toujours par rompre la mémoire, donc par changer de nom : de Général, le Conseil devient Départemental. Pour afficher une avancée, ce Conseil devient strictement paritaire : « ça ne mange pas de pain » et ça fait plaisir.
Les compétences du Conseil départemental sont encore en discussion. Et cependant partout les candidats sont là, prêts en apparence à siéger, travailler, et …. disparaitre du paysage politique ?
Hormis la nécessité constitutionnelle de leur existence, un rôle majeur leur est pourtant toujours dévolu. Entre les élus communaux, délégant une partie de leurs pouvoirs aux techniciens des EPCI, et les élus régionaux lointains occupés de développement économique et de recours à experts, leur seule justification, excusez du peu, est celui de faire vivre la République : la solidarité et l’égalité, les services publics et la délibération citoyenne commune entre villages, métropoles et régions européennes. La préservation de parcs naturels. L’inclusion et l’insertion. La pérennité des petites exploitations qui ne seront pas encore les subordonnées des donneurs d’ordres. Le soutien aux plus faibles, ceux qui passent au travers des mailles à gros nœuds. Sans Conseil départemental, il y aura un insupportable « trou démocratique » entre centres urbains et Conseils régionaux.
La « révolution numérique », bien que poursuivie avec acharnement pour abattre les distances, ne remplacera pas le rapport humain. Tant que les métropoles n’auront pas enrobé les territoires périphériques, et ce n’est pas pour demain, les habitants n’auront que faire des rivalités économico-territoriales. D’autant qu’il faut s’attendre à des disparités de plus en plus rudes en matière de fiscalité, et de prix du foncier, phénomènes qui vont avantager encore les plus aisés et éloigner encore les plus démunis. La ville qui va étendre ses filets sera naturellement organisée par ilots de développements successifs, les équipements communautaires vont pouvoir se rationaliser (pourquoi garder deux bibliothèques municipales, quand une seule communautaire semble suffire ?). Les dotations « décentralisées » se raréfiant, le Département sera le seul amortisseur social de solidarité composé d’élus, encore possible dans cette compétition économique mondiale qui envahit les territoires où nous vivons.
Dans l’état actuel du projet de loi, les Conseils départementaux garderaient l’aide sociale, l’insertion et la lutte contre les exclusions , les routes et la sécurité (incendie et secours), les collèges et les transports scolaires, et verraient leur action confortée sur la solidarité territoriale et le tourisme, qui sont pour l’instant des compétences en option.
Le Conseil général est pilote de l’insertion et de la lutte contre les exclusions, ancré dans la réalité des territoires, en lien direct avec les Communautés de communes et les Pays. Il devra élaborer des réponses collectives, en prenant en compte la bonne gestion de ses ressources et les besoins des personnes dans une stricte neutralité à l’égard de leur origine ethnique ou religieuse. Le chômage et la pauvreté ne cessent de s’étendre. Les actions relevant de l'accompagnement individuel et de l'accès aux droits : droit de se soigner, droit de participer à la vie de la cité, droit d’accéder au logement, droit d'accéder au savoir et à la formation et droit d'accéder à un emploi… implique nécessairement des partenariats avec l’Etat, le Conseil régional, Pôle Emploi, la CAF, la MSA …, toutes structures qui vont se regrouper autour de la métropole régionale. Il faudra donc travailler pour préserver et améliorer la qualité de ces missions dans les territoires notamment géographiquement décentrés.
Le Front de gauche devrait en outre défendre le projet de faire du Conseil départemental le périmètre pertinent pour agir et mettre en place, avec toutes les bonnes volontés, une démocratie environnementale. Il s'agit maintenant de créer, avec les communes, dans les départements et en réunissant ceux-ci selon les besoins, une échelle territoriale en mesure de réunir et écouter tous les citoyens soucieux de préserver la gestion intelligente de la nature et de leur patrimoine environnemental.
On ne peut décemment pas donner au Front national les manettes de la seule Collectivité territoriale qui nous resterait sous format républicain, car demain, si nous ne défendons pas becs et ongles cette institution de solidarité, nous serons tous dans une autre France, qui n’aura plus rien à voir avec celle de 1958, celle qui stipule que « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, … ».