Au temps lointain où j'étais abonné au Nouvel Obs, les éditos de plus en plus pompeux de Jean Daniel - l'homme qui sait tout, qui connaît tout le monde, qui a tout vu et qui peut prédire l'avenir de l'humanité jusqu'en 2812 - ont fini par me convaincre d'aller voir ailleurs si ce brillant chroniqueur y était. Par bonheur, il n'y était pas, et j'avoue qu'il ne m'a jamais manqué depuis. Hasard malencontrueux, j'avise sur Mediapart un lien avec une des dernières pontes du "grand homme de presse". Dans ce texte dont l'originalité consiste essentiellement à enfoncer une enfilade de portes ouvertes (longtemps après que d'autres les eurent franchies) notre sucreur de fraises national ne rate pas, comme d'habitude, l'ânerie à ne pas dire, puisqu'il mentionne l'intervention de Mme Reding en évoquant un "rapprochement scandaleux avec la Seconde Guerre mondiale". Si la litanie du "touche pas à ma Shoah" commence à devenir lassante, ce n'est pas ce qui semble le plus important ici. Ce qu'a dit Mme Reding, et elle a mille fois raison, c'est que la prise de conscience consécutive à la Seconde Guerre mondiale était censée interdire à jamais qu'il existe en Europe des "chasses à l'ethnie" et des "circulaires discriminatoires". La réaction offensée de Sarkozy et de ses suppôts montre à quel point ils sont oublieux de ce passé et de l'héritage qu'il aurait dû nous laisser. Mais ne voyons-nous pas jour après jour que leurs références ne sont pas les nôtres ? Ne le proclament-ils pas chaque fois qu'ils éructent des charges vengeresses contre la Révolution Française, le Conseil National de la Résistance ou mai 68 ? De leur part, rien ne nous étonne plus. Mais Jean Daniel ? N'est-il pas bien placé pour savoir que le drame de la Seconde Guerre mondiale n'a pas commencé par les déportations, les camps de concentration, les chambres à gaz et les fours crématoires ? Ignore-t-il que les nazis, s'ils avaient eu pour programme, en 1933, de transformer en savonettes des êtres humains n'auraient pas obtenu le dixième du résultat électoral qui fut le leur ? A-t-il oublié combien il fallut de manipulations et de lois d'exception pour transformer tout un peuple en une bande de tueurs en série ? Et s'il est d'humeur à dénoncer des scandales, pourquoi ne réserve-t-il pas ses foudres à notre douteux président, lorsqu'il ose proposer au Luxembourg d'accueillir des Roms ? Fort peu de gens l'ont relevé, je le crains, mais c'était exactement le genre d'arguments opposés par Hitler, Goebbels et compagnie aux critiques que soulevait partout dans le monde (si timidement que ce fût) leur "politique juive".
Alors, Jean Daniel, suprême prophète aveugle de cette sombre époque, où se niche la provocation, et dans quel camp se tapit l'infamie ?