Mayotte : derrière la « refondation », la République des délais et des demi-mesures
En juin 2025, l’Assemblée nationale a voté une loi-programme qualifiée de « refondation », « d’historique » pour Mayotte, présentée comme un tournant décisif dans l’histoire de ce territoire. Avec un budget de 4 milliards d’euros, cette législation promet de revitaliser une région française largement déficitaire en infrastructures publiques. Mais derrière les annonces prometteuses, le contenu du texte révèle une réalité bien plus complexe : il esquisse une vision d’une Mayotte à deux vitesses, régie par des considérations d’État et encadrée par une logique de justice différenciée.
Des avancées notables… mais incomplètes
Il serait inexact de passer sous silence les éléments positifs de cette loi :
- La construction d’un hôpital,
- L’extension de la LODEOM à Mayotte en 2027, qui marque un pas vers la convergence économique,
- L’abrogation de l’article 19, qui prévoyait des procédures dérogatoires d’expropriation, une victoire indéniable,
- L’engagement de mettre fin au titre de séjour territorial, limitant la libre circulation sur le territoire national, avec une application prévue dès le 1 janvier 2030.
Cependant, ces avancées sont assombries par un point aveugle : le temps.
Des alertes à ne pas négliger
- Aucune obligation de relogement pour les personnes expulsées des zones informelles jusqu'en 2034. Et la dignité humaine, on en parle ? Cela engendre un risque accru de précarité extrême, en particulier pour les familles modestes.
- Risque d’aggravation de la marginalisation de vastes populations, privées de garanties fondamentales.
- Une refondation fondée sur des mesures technocratiques, plus que sur des considérations politiques ou humaines.
L’égalité différée jusqu'en 2030 ?
Depuis quand l’égalité peut-elle attendre cinq ans ? Pourquoi pas maintenant ? Si cette mesure est reconnue comme injuste et inconstitutionnelle dans son principe, discriminatoire dans son essence, pourquoi tolérer qu’elle continue d’exister encore cinq longues années ? Pourquoi donc retarder de cinq ans la suppression d’une mesure unanimement perçue comme discriminatoire ? Restreindre la liberté de circulation d’un étranger au sein de la République ne saurait être considéré comme un droit d’exception : cela constitue une violation du principe d’égalité. Ce délai interroge. Et il est légitime de se demander ce qui se cache derrière cette temporalité volontairement repoussée. S’agit-il de temporiser pour ne pas « déstabiliser » un certain équilibre local construit sur une logique d’exception ? Ou pour faire passer d’autres réformes sans déclencher de tensions trop vives ?
4 milliards promis… face à 44 milliards d’économies ?
Parallèlement, l’État prévoit de réaliser 44 milliards d’euros d’économies, « un plan ambitieux mais inquiétant ». Toutes les collectivités doivent faire des efforts. Donc on cherche 44 milliards d’économies, et comme par hasard, les 4 milliards pour Mayotte sont « oubliés » dans un coin de tiroir. Quelle coïncidence fascinante. On dirait que la solidarité nationale a ses limites géographiques. Reconstruire une île française après un cyclone ? Trop cher. Mais demander aux Mahorais de faire encore un effort… ça, c’est gratuit, et apparemment inépuisable. Il serait peut-être temps que la France aide Mayotte à vivre dignement. NON ? Ou c’est trop ambitieux comme idée ?
Vers une validation constitutionnelle attendue
Aujourd'hui des députés de gauche (LFI, écologistes) ont saisi le Conseil constitutionnel afin de censurer certains aspects de la loi, notamment ceux relatifs à la question migratoire. Mon avis ? Le Conseil constitutionnel validera l’essentiel de cette loi. Et ce ne sera pas une surprise.
Pourquoi ? Parce que la fameuse formule de l’article 73 de la Constitution — « caractéristiques et contraintes particulières » — offre un cadre suffisamment souple pour justifier presque tout, même des mesures qui, ailleurs, heurteraient frontalement le bloc de constitutionnalité. En réalité, cette formule est devenue une sorte de « fourre-tout constitutionnel », un sac dans lequel on peut glisser des dérogations au droit commun tant qu’on brandit le mot « Mayotte » et qu’on évoque ses « spécificités ».
En guise d’exemple, la décision du Conseil constitutionnel du 7 mai 2025 validant la loi relative au durcissement des conditions d’accès à la nationalité française pour un enfant né à Mayotte de parents étrangers. Cette décision était prévisible. On instaure ici une discrimination fondée sur la nationalité, justifiée par l’article 73 : tenir compte des « caractéristiques et contraintes particulières ». Je comprends le recours des députés insoumis et écologistes, mais j’ai peu d’illusions sur l’issue. Le Conseil constitutionnel tranchera probablement au nom de l’exception "mahoraise", quitte à fragiliser certains principes. Dans ce contexte, une nouvelle validation du texte — tant de la loi-programme que du volet migratoire — s’inscrit dans une logique juridique déjà établie.
Donc la République expérimente à Mayotte des dérogations qu’elle n’oserait appliquer ailleurs. Et elle le fait avec l’appui, implicite ou explicite, de sa propre Constitution.
Ce que l’État prétend refonder n’a jamais été construit
À titre personnel, je ne peux m’empêcher de m’interroger : que va réellement construire l’État, quand rien n’a jamais été construit jusque-là ? Pour ma part, il ne s’agit pas de « refonder » quelque chose, mais bien de construire enfin ce qui n’a jamais été bâti. C’est là tout l’enjeu.
Par conséquent, la loi-programme de refondation de Mayotte mérite une analyse approfondie, rigoureuse et attentive. Certes, certains progrès sont indéniables. Cependant, le décalage temporel, l’ambiguïté financière et les inégalités programmées mettent en lumière un modèle de gouvernance par défaut… et par contrôle.
Pour véritablement édifier une République équitable, il ne s’agit pas seulement de reconstruire une île — il convient de rétablir le cadre même de l’égalité républicaine, sans condition ni délai.