Veut-on renoncer au pluralisme interne à la télévision, c’est-à-dire à l’exigence d’entendre toutes les voix sur les antennes françaises ? Le 1er octobre 2025, lors d’une audition devant la Commission des affaires culturelles du Sénat, le président de l’Autorité de régulation des communications, Martin Ajdari, suggère aux sénateurs et sénatrices de s’interroger sur le pluralisme interne, c’est à dire la présence effective à l’antenne d’une pluralité de voix, qui se trouve « au cœur de la légitimité du législateur ».
Deux jours plus tard, le 3 octobre 2025, dans une contribution au Commissariat au plan, son prédécesseur, Roch-Olivier Maistre, propose de « préciser dans la loi les règles applicables en matière de pluralisme interne ». Sa solution : limiter le pluralisme à l’ « accès équitable sur leurs antennes de toutes les forces politiques contribuant au débat démocratique, en particulier en période électorale ». Et de poursuivre: « Cette précision apparaît aujourd’hui souhaitable au regard d’un arrêt récent du Conseil d’État, qui exige, à la lumière de la rédaction actuelle de la loi, une appréciation du pluralisme portant sur l’ensemble des programmes et des intervenants. »
Feu contre le pluralisme interne
La concordance des discours des pontes d’hier et d’aujourd’hui de l’Autorité de régulation entend faire passer, l’air de rien, un choix de politique de régulation pour une simple question technique, une révolution copernicienne pour une évolution naturelle, liée à l’abondance de contenus en ligne. Le tout, sans mentionner, à aucun moment, les conséquences sur la conversation publique et la concorde citoyenne. Le pluralisme se retrouverait réduit à des comptes d’apothicaire sur les temps de parole des hommes et femmes politiques, appréciation qui prévalait jusqu’au 13 février 2024, date d’une décision historique du Conseil d’Etat sur le sujet.
Ce qui se joue en réalité est assez simple : effacer le progrès décroché par Reporters sans frontières, en se fondant sur le cas d’espèce de CNews. Cette décision rappelait le besoin d’un contrôle effectif du pluralisme, entendu comme “diversité des courants de pensée et d’opinion” par la loi de 1986. Elle imposait au régulateur de s’assurer que les chaînes en contrepartie de leur accès gratuit à des fréquences publiques de diffusion, proposaient réellement à l’antenne une pluralité de sujets, d’intervenants et de points de vue, comme l’a précisé l’Arcom, à contre-coeur manifestement, dans une délibération en date de juillet 2024.
Une exigence constitutionnelle ?
La loi de 1986 est claire : la mission de l'Arcom est de garantir « l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent ». Le constituant a lui-même consacré le pluralisme, notamment en matière audiovisuelle, lors de la révision constitutionnelle de 2008 : les articles 4 et 34 de la Constitution proclament depuis respectivement que la loi garantit « les expressions pluralistes des opinions » et que la loi fixe les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ». Le pluralisme est un objectif à valeur constitutionnelle reconnu par les sages de la rue de Montpensier. Le Conseil constitutionnel rappelait en effet dès 1986 que la libre communication des pensées et des opinions « ne serait pas effective si le public auquel s’adressent les moyens de communication audiovisuelle n’était pas à même de disposer, dans le secteur public comme dans le secteur privé, de programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractères différents dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information ».
Et la jurisprudence de la CEDH est constante sur ce point, reconnaissant de longue date l’obligation d’assurer le pluralisme, tout particulièrement pour les médias audiovisuels, « car leurs programmes se diffusent à très grande échelle ». Dans le récent Arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldavie de 2022, la Cour approuvait la révocation d’une licence de diffusion pour défaut de pluralisme interne, soulignait la nécessité pour les Etats de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir l’effectivité du pluralisme même s'il rappelait que les deux dimensions du pluralisme – interne et externe – doivent être envisagées ensemble, combinées.
Mauvaise perdante ?
Plutôt que d’appliquer le droit, l’Arcom semble tentée de le faire évoluer. Pourquoi ? Mauvaise perdante, l’Arcom ? Peut-être. Gagnée par la frilosité ? Sûrement. La régulation, ces dernières années, s’est limitée à une réaction à des émotions citoyennes, à la sanction d’incidents à l’antenne, sans parvenir à résoudre les déséquilibres structurels, répétés, intentionnels du fait de l’éditeur même. Effrayée devant la complexité, l’Arcom ? Probablement. Or, selon les termes du rapporteur public du Conseil d’État en février 2024, si “le contrôle plus global du respect du pluralisme des courants de pensée est délicat à mettre en œuvre, cela ne justifie pas le renoncement du régulateur à le faire respecter”.
Or, qu’a fait l’Arcom durant ces mois pour appliquer la décision et sa délibération ? Peu, manifestement, si on en croit l’absence de dispositifs de contrôle mis en place sur le pluralisme. Comme le révélait la presse en février 2025, RSF, pour sa part, a testé et mis en place des outils qui permettent de mesurer le pluralisme, dans sa richesse, renouvelée, d’appréciation. La technologie s’avère d’un grand secours pour embrasser la masse de programmes des chaînes d'information en continu.
Vers des chaînes d’opinion ?
Les fondements du pluralisme demeurent plus que jamais valables. L’Arcom ne peut ignorer que les études montrent que la diversité des sources disponibles n’empêche pas l’agglomération des audiences sur quelques médias. Et que la polarisation des audiences invite à des tunnels d’engagement du public, comme l’a démontré admirablement Julien Labarre sur CNews. La régulation des médias, si elle implique une politique de la régulation et non une régulation politique, n’a rien à voir avec de la censure, si elle ne prend pas en compte les lignes éditoriales, et défend l’intérêt général. Elle ne relève de rien d’autre que de garanties démocratiques dans le champ médiatique. Laissé à lui seul, le marché ne favorise pas le pluralisme de la presse et lui substitue la liberté d’expression pour les rédactions, ou pire la liberté d’expression des propriétaires de médias.
A l’heure où le règlement européen sur la liberté des médias amorce la convergence des régimes de régulation de l’audiovisuel et de la presse, doit-on vraiment aller vers un dumping de la réglementation en alignant l’audiovisuel sur la presse écrite, qui n’est pas soumise aux mêmes exigences ? Abandonnez le pluralisme interne et la France n’aura rien à envier aux Etats-Unis d’Amérique où le débat public n’est plus fondé sur les faits, où ceux-ci sont réduits au statut d’opinions, où le journalisme a perdu sa centralité dans le débat public et où les médias se sont transformés en vecteurs monocordes d’idées reçues, voire d’idéologies.
La France est le théâtre d’une étrange fable : une autorité de régulation propose l’oblitération d’une part de ses pouvoirs, demande de renoncer à un des fondements de son action. Gageons que les citoyens, les journalistes et les forces politiques attachées à la concorde citoyenne ne s’y laisseront pas prendre : la fin du pluralisme interne pourrait avoir la même gravité que l’abolition de la Fairness doctrine en 1987 par Ronald Reagan qui a amorcé le déclin du journalisme américain et permis l’apparition de Fox News en 1997. Sur ce point comme sur d’autres, les Etats-Unis d’Amérique ne font plus rêver grand-monde. Le médiatique y a triomphé du journalisme et les plateaux télé y sont les champs de bataille d’une société polarisée.