Aujourd'hui j'ai décidé de faire appel à notre droit de s'exprimer, droit gagné il y a plus de 130 ans, et qui fait qu'ici on peut parler, on peut tout dire. On a le droit de ne pas être d'accord avec tout. Je présente donc un triptyque. Trois personnes qui je pense, méritent qu'on s'intéresse à elles. Pour engranger de l'espoir, du courage et de la force, pour que les libertés survivent...là où elles sont masquées. Je donne donc la parole à trois personnes qui me font revivre une quantité de souvenirs emmagasinés et gravés en moi pour toujours...de tristes souvenirs car malheureusement on ne choisit pas l'endroit où on est né; cet endroit n'est rien moins que le siège d'une dictature déguisée, où j'ai découvert récemment que les pires atrocités se sont produites bien avant que je choisisse par miracle de quitter cette terre pour devenir la citoyenne d'un pays qui est incontestablement plus libre que celui qui m'a vu naitre.
Je suis donc née dans un pays en guerre, une guerre politique entre Libéraux et Conservateurs : La Violencia. Un conflit armé qui s'est intensifié au cours des années 80, pour atteindre un sommet dans la violence au cours des années 90. Le pays rêvé par le "Patron du mal" était déjà en gestation avec l’exportation du "produit du terroir", c’est-à-dire la pâte de coca et la cocaïne; ce commerce transforma le conflit en procurant d'abondantes ressources aux groupes armés. Ce n'est pas un secret que l'Etat devient parfois le complice des crimes de guerre; rappelons donc qu'en 1965 le congrès Colombien avait sorti un décret visant à organiser la "défense nationale", en autorisant le Ministère de la Guerre à "armer des groupes de civils avec un matériel normalement réservé aux forces armées". Décret devenu permanent en 1968 et déclaré inconstitutionnel en 1989. Mais la transformation de l’environnement économique était déjà organisé pour que naisse le narco-para-militarisme avec un pic compris entre 1980 et 1993; force est de constater que maintenant encore, le paramilitarisme demeure un instrument de l’armée et des élites traditionnelles.
L’instrumentalisation du narcotrafic offre des ressources importantes aux groupes armés, y compris la guérilla. La cocaine leur permet de se développer...au début de ces années là est née la première héroïne des trois personnages que j'ai interviewés; Mademoiselle Andrea Lucia. Entretenons nous donc avec elle...je veux quelle nous relate ce que que les gens ignorent, écoutons la ....
ANDREA LUCIA: Je suis née en juin 1990 à San Luis de Sincé ville située dans la savane de Sucre, en Colombie. Mon enfance a été celle d'un enfant colombien, je suis allée à l’école maternelle à l’âge de 2 ans, et selon ma mère j’étais un enfant très précoce pour mon âge et je parlais bien. J’ai fait mes premières études à la maternelle Pedro Espinosa Meza, mes premières années ont été très heureuses et j’ai vécu chez mes grands-parents paternels, avec mes parents et mon frère qui a deux ans de moins que moi.
J’ai toujours été une fille très joyeuse et extravertie, j’aimais danser et participer aux concours de beauté de la ville, ma mère m'a toujours soutenu; à l'école, je travaillais toujours très bien, je n’ai jamais redoublé. J’ai fait mes études primaires à l'école des filles Antonia Santos. A l’âge de 10 ans, j’étais en sixième année de primaire et ma vie a basculé lorsque mon père, qui était le chef de famille, a été victime d'une disparition forcée; à ce jour, 14 ans plus tard, on ne connait pas les auteurs responsables de ce crime.
J'ai été donc affectée par le conflit colombien qui est est entré dans ma vie en mars 2001, le jour où mon père, Oswaldo Rafael, a disparu de la ville de Sincelejo-Sucre avec Alvaro Ignacio, l’ex-maire d'une commune; ce jour-là ma vie et celle de ma famille a complètement basculé. Tout d’abord, à ce jour on ne sait pas quel groupe en marge de la loi a commis ce crime, et ma mère a dû prendre les rênes de la maison pour s’occuper de mon frère et de moi. Mes grands-parents paternels ont été les plus touchés; les deux sont morts de souffrance psychique, mon grand-père en mai 2003 et ma grand-mère en avril 2008. Ils n’ont jamais surmonté la disparition inattendue et douloureuse de leur fils.
Ma famille s’est désintégrée et ma mère a dû aller travailler à Medellin en 2008 pour payer mon collège et le lycée de mon frère. J’ai dû garder mon frère; à l'époque je n’avais que 18 ans et mon frère 16 ans; il était déjà difficile de vivre sans père, et il a fallu vivre en l'absence de ma mère qui ne nous rendait visite que deux fois par an, en juin et en décembre; non pas parce qu'elle ne le voulait pas, mais parce que les circonstances l’exigeaient, car il était aussi difficile pour elle de nous laisser seuls avec la famille de mon père.
Je crois que vivre ces expériences m’a fait grandir et mûrir différemment. Devoir vivre avec l'absence d'un père en ne sachant pas ce qui lui est arrivé, son corps n’ayant jamais été retrouvé, rend le travail de deuil très difficile à faire et marque à jamais ma vie et celle de ma famille.
Et la situation de ce pays ne s'améliore pas. Je vois la situation s’aggraver et ça me rend triste, mais c’est la réalité du quotidien.
La Colombie est un beau pays avec des gens capables de résoudre les problèmes, mais malheureusement nos dirigeants ne sont pas les meilleurs; la corruption y est généralisée et ils ne cherchent qu’à servir leurs intérêts personnels et oublient de s’occuper du peuple. La paix tant souhaitée et dont on se vante autant ne consiste pas seulement à signer un papier, mais devrait avoir pour objectif d’atteindre l’intégration sociale par une meilleure éducation et plus de travail; le jour où les dirigeants s’attaqueront réellement à la pauvreté, il y aura la paix; en attendant, la situation ne va guère évoluer, ou va peut-être empirer.
Les nouvelles générations sont l'avenir de la Colombie, et la plupart des jeunes sont désireux de se former malgré la difficulté d'accès à l'enseignement supérieur dans notre pays. Et par là je pense que les nouvelles générations jouent un rôle important pour l'avenir de notre pays parce que nous sommes des jeunes qui voulons aller de l'avant et changer le cours de notre Nation. Nous sommes de plus en plus nombreux à défendre une vision différente et à avoir comme objectif de changer la qualité de la vie des Colombiens. Le pays a besoin d'urgence d'un changement social et politique et la seule façon de le faire, c’est à travers notre jeunesse qui a aujourd'hui un regard différent sur le monde.
Mais...la liberté d’expression n' existe pas. On n'est pas libre d’exprimer nos idées. Bien que la Colombie se déclare comme un pays qui respecte la liberté d'expression, malheureusement, c’est juste du papier, car au fil des années on a vu des gens de la vie publique et non publique cruellement réduits au silence pour avoir pensé différemment; l'exemple le plus clair est l'assassinat en 1999 de Jaime Garzón qui a été éliminé pour sa manière de critiquer la classe politique de l'époque. Je ne me sens pas libre d'exprimer mes pensées et toute personne dans ce pays devrait réfléchir avant de parler; un mot ou une idée peut mettre fin à votre vie.
RUBY: C'est parce que on se dit que tout va s'arrêter un jour que je n'ai plus peur de m'exprimer, mais je ne suis pas là-bas et je ne retournerai plus: ce serait comme revenir en arrière. Et parfois le passé est mieux mais pas dans cette terre là où toutes les valeurs sont faussées ; je tente quand même d'évaluer l'écart qui sépare les idéaux d'une société et sa réalité...j'ai toujours pensé que l'éducation et les livres sont des sauveurs et je demande donc à Andrea Lucia comment sans véritable accès à l'éducation et sans liberté d'expression, peut-t-on vraiment envisager un avenir pour les nouvelles générations?
Andrea Lucia est très lucide et a des réponses qui me laissent avec mon droit à la parole et mon droit à être révoltée...y-a-t-il a toujours des courants intellectuels d’opposition dans ce pays? Sachant que sans eux les sociétés deviennent des médiocraties, la Colombie est-elle donc une médiocratie ou une dictature déguisée?
Et Andrea Lucia riposte...Je pense qu’à partir du moment où nous, les jeunes, luttons pour aller de l’avant et pour étudier, nous changeons notre avenir en tant que peuple instruit luttant pour faire valoir ses droits; nous seuls pouvons changer le cours de notre pays et pour nous donner un meilleur avenir, ainsi qu’aux générations futures. Ici il n’y a pas de courants intellectuels d'opposition; il y a des partis d’opposition au gouvernement. En l’absence de ces courants, nous sommes une société de la médiocrité et le gouvernement que nous voyons tous les jours s’agenouille pour signer un document entérinant une supposée paix, affichant une dictature déguisée en démocratie. La paix n’est pas seulement un document. Elle ne sera véritablement revenue que le jour où la Colombie sera juste et équitable, respectant les droits de ses habitants. L'accès de la population à l'éducation est la clé de cette paix véritable...
RUBY: Je me dis donc : béni le jour ou j'ai décidé de partir pour ne plus jamais revenir. Et je bénis le jour ou j'ai trouvé encore plus de vérités, liées à la douleur de Andrea Lucia, triste certes mais vérités quand même ; de cela j'en parlerai un autre jour...d'une façon ou d'une autre, le premier personnage de mon triptyque et moi-même avions rendez-vous avec l'Histoire....
Billet de blog 6 mai 2015
Chronique des anti-Tartuffes I
MOTS CLES : LILIANA HERNANDEZ MONTES, SILVIO PADRON HERNANDEZ, TRAFFIC D'ARMES, CRIME POLITIQUE, ALVARO URIBE VELEZ, NARCOETAT, DROITS DE L'HOMME, "JAQUE AL TERROR", CORRUPTION
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.