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Aussitôt élu député, en 2017, j’avais adressé une lettre – demeurée cinq ans plus tard sans réponse – à la direction de Dunlop, pour visiter l’usine et pour les rencontrer, par « intérêt pour l’avenir de la filière pneumatique ». C’est que, après les départs de Conti vers la Roumanie, des voisins de Goodyear vers la Pologne, le chemin paraissait bien sombre pour le pneu en Picardie. Une crainte redoublée, à l’automne 2020, avec la fermeture de Bridgestone à Béthune. J’adressais alors une question écrite – demeurée dix-huit mois plus tard sans réponse – au ministère de l’Economie, une alerte pour le site de Dunlop Amiens :
« Depuis 2008, la direction promet l'arrivée de pneus à « haute valeur ajoutée ». Mais durant ces douze années, les salariés n'ont rien vu venir. Les produits sur le site vieillissent, et pour 2021, aucun investissement n'est prévu, pas de nouvelle presse. Un engagement était pris, également, sur les volumes : de dépasser les quatre millions, et d'y rester. Mais pour 2021, seulement trois millions de pneus sont programmés : - 25 %, soit un million de pneus en moins, tandis que les usines de Sava (Slovénie) et Debica (Pologne) demeurent stables, ou en légère augmentation.
La comparaison est régulièrement fournie, aux syndicats, d'un pneu qui reviendrait en France à 30 euros pièce, contre 15 euros ou 20 euros dans les pays de l'est. La direction vient de décider un retour aux 4x8 : pour produire moins, les salariés travailleront plus, avec une cinquantaine d'intérimaires éliminés et des temps de repos diminués. Cette organisation, déjà expérimentée sur le site, et longuement, avait provoqué dépressions, stress, séparations, comme l'avait démontré un rapport du comité d'hygiène et de sécurité. Tous les syndicats se sont opposés à cette mesure, d'autant que le groupe n'apporte, en contrepartie, « aucune garantie », aucune garantie sur l'emploi demain. »
Alors, évidemment, ce jeudi, à saluer les ouvriers, on éprouvait cela, un soulagement. C’est un grand « ouf » qu’ils poussaient. Les 150 millions investis, la numérisation, l’automatisation de l’usine, c’est l’assurance d’avoir du boulot, pour 820 familles, durant au moins dix ans. Bien sûr que ça se prend. Et pourtant.
Et pourtant, la joie n’est pas pure. Amère, même, un peu. On n’ouvrira pas le champagne. Le sentiment, la certitude, d’être complice d’un ordre du monde injuste.
« Sur les 150 millions investis, a salué Jean Castex, l’Etat en met cinquante. L’Union européenne a permis cette aide publique, elle évolue dans le bon sens. » Mais est-ce le « bon sens », justement ? Est-ce le « bon sens » que nos impôts « aident » une multinationale, le leader du pneumatique, qui enregistre 14 milliards de chiffres d’affaires – plutôt que de payer des infirmières et des professeures ? Est-ce le « bon sens », cette concurrence supplémentaire qui risque de se mener, entre les régions, entre les pays de l’Union, la course aux subventions, les millions qui seront déversés pour attirer une usine, ou pour la garder – comme si le dumping social, fiscal, environnemental, ne suffisait pas ?
Aussi, chez Dunlop, les ouvriers sont – depuis 2008 – passés en 4*8, revenus en 5*8, repassés en 4*8. C’est un rythme terrible, tous le disent, « deux jours matins, deux jours après-midi, deux jours soir », semaines et week-ends presque indistincts. C’est un rythme qui use les corps, le sommeil heurté, jamais régulier, les horaires de repas qui varient. Mais c’est un rythme qui use les couples, également, qui use les familles, qui use la vie : « Avant, le samedi, le dimanche, je faisais de l’animation. Depuis les 4*8, c’est fini. » Alors, certes, s’y engage la direction, « quand le seuil des 4,8 millions de pneus sera franchi, on pourra rouvrir la discussion », mais c’est quand ? Au mieux, dans trois quatre ans ? En attendant, les corps et les couples et les vies s’usent. L’Etat pouvait peser, tout de même, non ?, pour sortir de ça, pour obtenir, dans la foulée des millions déversés, ce progrès social. Et l’on touche alors au degré de résignation, presque de tous côtés, salariés, syndicats, Etat : « Ils restent, ouf, c’est déjà ça. » Que risquerait-on à relever la tête ? Le départ des maîtres ?
A côté, ils ont dit « non ». A l’automne 2007, les Goodyear ont refusé, « non » à 75% parmi les ouvriers (« oui » à 75% parmi les cadres). La firme les a punis, mais peut-être serait-elle partie, comme chez les Contis – qui ont tout signé, eux, docilement, et sans récompense pour autant ? Les seigneurs ont réprimé la jacquerie ouvrière. Avec, à la clé, je le sais, j’en connais, des dépressions, des séparations, des morts précoces, des suicides, du désespoir. Comme pour mieux effacer ce passé, depuis l’an dernier, le site Dunlop est rebaptisé « Goodyear ». Des lettres rutilantes sont posées devant l’entrée. (Même si les ouvriers arborent encore leurs anciennes vestes « Dunlop », comme une fierté, comme une identité, « pour les emmerder ».) A causer anglais avec le patron de Goodyear-Europe, à lui faire des sourires et des salamalecs, au fond, nous sommes complices de cette histoire.
Au micro, dans l’usine, entre son pupitre transparent et une montagne de pneus, Jean Castex vante la « réindustrialisation du pays », ce pays que les Macron et compagnie ont désindustrialisé, massivement, depuis quatre décennies, au nom du libre-échange, de la concurrence libre et non faussée, de la destruction créatrice shumpetérienne, élite tournée vers les banques et les assurances, qui regardent les usines comme des machins qui puent et qui polluent. Surtout, le Premier ministre insiste sur : « Nous devons recouvrer notre souveraineté. » Mais la recouvre-t-on, ici ? La recouvre-t-on, face aux multinationales, ou au contraire est-ce un geste d’obéissance en plus ? Est-ce que l’Etat, la France, les Français, marquent leur liberté, ou leur servilité ? Que voulons-nous produire, où, comment ?
Je me suis tenu en retrait, en silence, durant la visite, sans coup d’éclat devant les caméras, m’éloignant du cortège pour prendre le pouls des ouvriers, des syndicats : « Vous en pensez quoi ? » Partagé que j’étais, les sentiments mêlés. Les élus de droite, les macronistes, ne sont sans doute pas traversés de ces scrupules : l’ordre du monde leur convient, l’argent va aux puissants, le marché s’auto-régule, l’innovation répond à l’écologie, bref, tout va pour le mieux dans la meilleure des mondialisations possible. Quand nous sommes en tension, en contradiction, entre le réel et nos convictions. Et avec ce souci qui germe, en moi, au futur : ce sera notre tour, un jour, peut-être, bientôt qui sait. Quels compromis, imparfaits, passerons-nous avec ces firmes ? Que lâcherons-nous, qu’obtiendrons-nous, avec quel rapport de force ? Il faut se préparer, avec volonté.