La Résistance Féministe contre la Guerre (abrégé FAS en russe, FAR en anglais) est apparue le 25 février, le deuxième jour de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie. En ce jour terrible, les féministes russes disposaient de quelque chose que beaucoup d'autres mouvements politiques n'avaient pas : un public nombreux et actif et un réseau décentralisé d'organisations de base bien huilé, avec une longue histoire de collaboration. En 2022, les autorités russes avaient pratiquement anéanti l'opposition organisée en réprimant, en tuant, ou en forçant les leaders de la protestation à quitter le pays, mais au moins 45 organisations féministes de base continuaient d'exister.
Cela s'est avéré possible précisément parce que les autres forces politiques, tant le gouvernement que l'opposition, ont sous-estimé les féministes et n'ont pas pris leur travail au sérieux.
Par conséquent, beaucoup ont été surpris lorsque les féministes ont créé l'une des premières organisations en Russie contre la guerre en Ukraine et que les femmes ont commencé à s'unir en utilisant les réseaux existants.
On peut discuter autant qu’on veut de "si tout le monde descend dans la rue, nous gagnerons", mais cela n'aide pas "tout le monde" à descendre réellement dans la rue. Il est impossible de réussir une manifestation pacifique en Russie aujourd'hui, car le régime de Poutine a développé une énorme et performante machine de répression pendant toutes ces années. Nos militantes ont tout de même organisé à plusieurs reprises des rassemblements de masse dans les rues, après que certaines militantes aient été torturées dans des postes de police par les forces de sécurité, ou que d'autres aient été repérées par des caméras de reconnaissance faciale et vu la porte de leur appartement enfoncée lors de perquisitions et descentes de police. De nombreux et nombreuses prisonniers et prisonnières politiques poursuivi.es pour leur lutte contre la guerre se trouvent dans des centres de détention provisoire russes en ce moment même.
Assez rapidement, nous avons dû passer des manifestations de rue aux formes de guérilla civique. Notre action la plus massive a été #Mariupol5000 : nous avons invité les gens à fabriquer leurs propres mémoriaux aux personnes tuées par l'agression militaire russe et à les installer dans les cours des immeubles résidentiels partout en Russie pour montrer le paysage réel de cette guerre et attirer l'attention de milliers de personnes sur ce qui se passait. La campagne s’est transformée en une campagne ouverte, les gens nous ont envoyé des photos de leurs monuments commémoratifs pendant longtemps et bien après - plus de 1600 au total au moment où nous avons finalement perdu le compte.
Photos des monuments commémoratifs
Aujourd'hui, il existe des cellules et des militants de la FAS dans plus de 92 villes de Russie et dans plus de 30 pays étrangers, suite au départ massif des citoyens et citoyennes de Russie. Les militantes des cellules internationales agissent dans les pays de leur résidence : notre cellule française, par exemple, a organisé une action devant les bureaux d'Eutelsat, qui, malgré la guerre, continue de coopérer avec la Russie en fournissant ses satellites pour la diffusion des chaînes de propagande du groupe Tricolor et NTV+. En janvier 2023, avec la Mairie de Paris, nous ouvrons une exposition sur les femmes russes qui ont été persécutées pour leur position anti-guerre. De nombreuses héroïnes de l'exposition sont aujourd'hui en détention provisoire ou assignées à résidence, d'autres viennent tout juste d'être libérées d'un enième emprisonnement.
Action devant les bureaux d'Eutelsat
Carte de l'activisme de la FAS en Russie (mise à jour cet été)
L'un des principaux objectifs du mouvement anti-guerre est de ne pas abandonner les personnes que l'État traite avec de la propagande (ce qui est lui assez facile à faire, étant donné que tous les médias indépendants ont été évincés du pays ou interdits). Nous publions un « samizdat », un journal anti-guerre, Women's Truth, destiné aux femmes plus âgées qui ne reçoivent que des informations déformées de la télévision et des journaux d'État. Dans Women's Truth nous parlons des conséquences non évidentes de la guerre qui les touchent directement, de l'impossibilité de remplacer de nombreux produits et médicaments qui ne sont plus importés comme conséquences de la guerre, par exemple. Nous démystifions également les mythes de la propagande et racontons la vie des Ukrainiens qui vivent actuellement sous les bombardements et les tirs d’artillerie lourde. Le journal compte déjà 16 numéros, dont une édition spéciale en touvain destinée à être distribuée en république de Touva où la mobilisation a été particulierement massive. Les activistes distribuent le journal directement dans les boîtes aux lettres dans de nombreuses villes de Russie.
Le journal (en russe)
En mars, en collaboration avec d'autres initiatives anti-guerre, nous avons lancé l'Anti-Fund, un projet visant à soutenir les grèves et des personnes qui avaient été licenciées à cause de la guerre ou de leur position anti-guerre. Le fonds a déjà aidé des dizaines de personnes à contester des licenciements et à recevoir des indemnités de la part des employeurs.
Site Internet et modalités de soutien
Un autre de nos domaines de travail concerne les centres d'hébergement temporaire pour les Ukrainiens exfiltrés de force de l’Ukraine vers la Russie. Les autorités russes les emmènent en Russie et les convainquent qu'ils y seront plus en sécurité, alors qu'en réalité, bien sûr, ce n'est pas le cas. Nous organisons des collectes de fonds hebdomadaires pour aider les initiatives bénévoles qui aident les personnes expulsées à se procurer des objets de première nécessité et des billets de transport depuis la Russie vers des pays sûrs. Nos bénévoles sur le terrain les mettent aussi en relation avec des organisations qui les aident à quitter le pays.
Les militantes et les militants anti-guerre, quoi qu'ils fassent, sont souvent confronté.es à une réaction très négative : vos actions n'arrêtent pas la guerre, ce qui signifie qu'elles sont inefficaces. Mais réfléchir ainsi, c’est mal comprendre notre but. Les mouvements anti-guerre n'arrêtent pas les guerres. Le plus souvent, les guerres s’arrêtent parce que les ressources d'un camp sont épuisées, et non parce que quelqu'un a réussi un geste collectif anti-guerre particulièrement marquant. Mais le mouvement anti-guerre peut participer à l'épuisement de ces ressources : en faisant obstacle à la propagande, en soulevant des grèves, en sabotant le travail pour l'État. La campagne anti-guerre peut également accroître le degré de mécontentement de la population à l'égard de la guerre et faire en sorte qu'il soit de plus en plus difficile pour l'État de compter sur les ressources du soutien populaire.
Le 27 novembre, en Russie, la Fête des mères a été célébrée. Ce jour-là, un collectif de mères-activistes de FAS avec un groupe de mères de soldats mobilisés ou conscrits, ont publié une lettre ouverte aux autorités et une pétition exigeant :
- La fin de la guerre, le retrait des troupes d'Ukraine et le retour de tous les soldats chez eux ;
- une protection des conscrits contre la participation à toute action militaire ;
- l'adoption d'une loi sur la prévention de la violence domestique ;
- un soutien matériel décent pour l'enfance et la maternité au lieu d'un soutien pour la guerre.
Le premier jour seulement, la pétition a recueilli plus de 30 000 signatures, et la nouvelle est même parvenue à Dmitry Peskov, l'attaché de presse de Poutine. Il a bien sûr refusé de commenter, disant que "malheureusement, il ne l'a pas lu, donc il ne peut pas faire de commentaires", mais le fait même que la question ait été soulevée est important.
Bien sûr, nous n'imaginons pas que dans une dictature, une pétition en ligne puisse changer quoi que ce soit à elle seule, mais elle permet de briser l'illusion du soutien populaire que construit la propagande, et permet aux mères de voir que leurs revendications sont partagées par des dizaines de milliers de personnes. En apprenant qu'elles ne sont pas les seules à s'opposer à ce qui se passe (alors que les autorités les convainquent quotidiennement du contraire), les personnes jusque là isolées commencent à s'unir pour une action collective. Nous pouvons l'observer dès à présent : malgré la répression, des communautés de personnes opposées à la mobilisation se constituent en structures organisées et grandissent de jour en jour. Et l'une de nos tâches en tant que mouvement anti-guerre est de faire entendre la voix de ces personnes, car quelles que soient leurs opinions politiques antérieures, elles essaient maintenant de ne pas abandonner leurs enfants, leurs maris et leurs pères à un État qui veut les envoyer tuer des civils et se faire tuer.
Ce n’est pas lorsque des images aux informations nous montrant en train de nous faire tordre par les forces de police que le mouvement anti-guerre se croit efficace, mais lorsque nous soutenons, par exemple, des personnes qui sont peut-être encore en dehors de toute action politique, mais qui savent déjà qu'elles ont été aidées dans cette situation particulière qui les touche par le mouvement anti-guerre, et non pas par Poutine.
Lettre des mères (en russe et français)
Pétition (en russe)
Le principal soutien que la communauté internationale peut nous apporter, c’est la couverture objective de la réalité sur le terrain, de notre réalité. Nous comprenons que la tentation est grande de succomber au récit du soutien unanime de la société russe au régime de Poutine et à cette guerre, mais c'est le récit promu par la propagande russe - faut-il donc l'aider à se propager ? Oui, de nombreuses personnes soutiennent le régime actuel, mais il est important de comprendre que la Russie n'a jamais connu d'élections démocratiques ni tout simplement honnêtes et qu'elle dispose aujourd'hui de lois de censure militaire qui menacent d'amende, de perquisition, de perte d'emploi, mais aussi de torture et d'emprisonnement dans des conditions sévères toute personne qui exprime ouvertement sa position. Et que malgré cela, des milliers de personnes continuent à s’opposer à ce régime en prenant de grands risques.
Nous, les activistes d’un mouvement féministes anti-guerre, sommes convaincues qu'il est temps de cesser de considérer les femmes comme des travailleuses non rémunérées qui compensent le dysfonctionnement et le manque de soutien social des institutions d’un régime criminel, et qui tolèrent en silence tous les abus des autorités. Nous voulons la paix, mais nous voulons aussi être entendues, avoir une représentation politique significative et être en charge de nos propres destinées.
Liens vers des réseaux sociaux et du matériel
Facebook (en anglais) du FAS
Frédérique, une coordinatrice de la Résistance Féministe contre la Guerre