Près de six ans après le lancement de l'initiative, le projet de construction d'un mémorial de la liberté et de l'unité dans la capitale allemande vient de rentrer dans une nouvelle phase. Le13 avril dernier, le ministre de la Culture allemand a dévoilé le nom du projet gagnant, mettant un terme à des mois de spéculation de comptoir portant sur les trois ébauches présélectionnées.
Le jury a retenu le travail de Johannes Milla et de Sasha Waltz, respectivement designer à Stuttgart et danseuse à Berlin. Il faut reconnaître que leur création baptisée "Citoyen en mouvement" se distinguait nettement du lot.
Pour commémorer les événements de 1989 et rendre hommage au courage des citoyens d'ex-RDA descendus dans la rue, le duo a proposé un monument renvoyant étrangement à la coque d'un navire. À l'intérieur, les deux principaux slogans que l'Histoire a retenus se retrouvent inscrits en lettres d'or : "Wir sind das Volk. Wir sind ein Volk" (Nous sommes le peuple. Nous sommes un peuple). Mais le plus intéressant dans cette œuvre est sans doute l'interactivité qu'elle offre, puisque suffisamment de visiteurs peuvent, en montant dessus, la mettre en mouvement et activer son sens caché : le peuple est le moteur de toute démocratie. Berlin semble tenir là un mémorial à la hauteur des événements.
Un mémorial et ses polémiques
Seulement voilà, en Allemagne un projet a beau faire l'unanimité, rien n'est joué d'avance. Un lieu commémoratif peut mettre de nombreuses années à voir le jour, même après validation du projet final. C'est notamment le cas du mémorial de la Shoah - projet lancé en 1988 et inauguré en 2005 - dont la construction a été arrêtée lorsqu'on se rendit compte, en 2003, que le fournisseur du revêtement anti-graffiti destiné à préserver les stèles des inscriptions intempestives n'était autre que la même entreprise qui avait livré le gaz Zyklon B, utilisé dans les camps deconcentration. Il y avait pourtant matière à s'indigner, mais les travaux finirent par reprendre. À chaque nouveau lieu de mémoire ses polémiques.
Ce mémorial de la liberté et de l'unité n'échappe pas à la règle. Son apparence à peine choisie, on lui reproche déjà les problèmes qu'il va poser en termes de sécurité. Etrangement, personne ne semblait avoir pensé avant à l'éventualité que des petits malins décident de mettre l'œuvre un peu trop en mouvement ! Les plus optimistes espèrent juste que les Berlinois sauront bien se comporter... D'autres détracteurs désapprouvent l'utilisation qui est faite des 10 millions d'euros qui y sont consacrés. Quant à la Berliner Zeitung, le quotidien berlinois de référence, il sort carrément le scoop de l'année : un tel mémorial existe déjà à Berlin-Ouest depuis... 1987.
Coque de navire vs porte de Brandebourg ?
En visite à Aix-en-Provence en décembre 2010 à l'occasion d'une conférence sur la réunification allemande, le premier maire de Berlin réunifiée, Walter Momper, allait plus loin en confiant ne pas comprendre la construction de cet énième mémorial :
"On débat actuellement au sujet d'un projet de mémorial de l'unité allemande, ce qui n'a pour moi aucun sens car si tant est qu'on doive en choisir un, ce mémorial est la porte de Brandebourg."
La porte de Brandebourg, qui symbolise à la fois l'ouverture du Mur (la liberté) et le rassemblement des deux parties de Berlin (l'unité), a de bons arguments à faire valoir. Mais un petit détail l'exclut d'office : le fait que, justement, elle existe déjà.
Construire ce nouveau monument en plein centre de la capitale allemande n'est peut-être pas la meilleure manière de perpétuer la mémoire collective, mais c'est en tout cas l'unique moyen de susciter un réel débat dans la société. Difficile en effet d'encourager la réflexion sur le thème de la mémoire en décidant simplement que la porte de Brandebourg est, à partir de maintenant, un mémorial dédié à la liberté et à l'unité allemande. Il ne serait pas possible d'organiser des débats sur le sujet tant les changements à venir seraient minimes - pas de budget consacré, pas de modification du paysage prévue. Les visiteurs et les promeneurs arrivant devant le célèbre monument auraient l'impression que rien n'a changé, à part éventuellement une plaque officielle apposée dans un recoin de l'édifice. À l'inverse, la création d'un nouveau mémorial dédié aux événements de 1989 devrait permettre de susciter l'intérêt et la réflexion concernant cette période de l'histoire.
Mais au-delà de la forme, c'est une certaine légitimité qui semble lui faire défaut. Les porteurs du projet insistent donc sur le fait que de nombreux débats ont été organisés un peu partout en Allemagne depuis 2005. Il est vrai que près de 28 conférences ont eu lieu à ce sujet, mais celles-ci étaient-elles réellement consultatives ? Un rapide aperçu des intervenants à ces événements permet de dire que ce sont majoritairement des personnes favorables au projet qui ont été invitées - la plupart membres du gouvernement ou d'associations de soutien. Bien que contradictoire, cette volonté de légitimer le futur mémorial n'en reste pas moins une première. Il faut garder à l'esprit qu'il n'y a pas si longtemps, le sénat de Berlin déboulonnait des statues sans consulter personne...
La question de la forme qu'il faut donner à la mémoire d'une nation à l'histoire si mouvementée est forcément complexe à résoudre. Et ce n'est pas avant deux ou trois ans qu'on pourra dire si la "balançoire de l'unité", comme on surnomme déjà le monument à venir, dérogera à la règle.