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Billet de blog 14 mai 2023

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Elections 2023. La Turquie, au rendez-vous d'un choix de civilisation ?

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Dimanche 14 mai 2023. Le jour tant attendu est arrivé.

Un peu plus de 64 millions de citoyens turcs ont été appelés à voter pour choisir leur nouveau président de la République ainsi que leurs députés dans le cadre des élections assurément les plus importantes et décisives que ce pays ait eu à connaître.

Tandis que le second semestre de l'année 2023 sera marqué par le centenaire de la fondation de la République de Turquie (signature du Traité de Lausanne le 24 juillet 1923 & proclamation de la République le 29 octobre 1923), la journée d'aujourd'hui - voire celle du 28 mai prochain, en cas de 2nd tour de l'élection présidentielle - constituera à n'en pas douter un point de bascule pour le destin de tout un pays.

Le Parti de la Justice et du Développement (AKP en turc) présidé par Recep Tayyip Erdogan, actuel président de la République turque, n'aura, en effet, jamais vu son pouvoir chanceler avec une telle force en quasiment 21 années de règne sans partage, acquis certes au gré de victoires électorales successives.

Arrivés au pouvoir au lendemain du séisme d'Izmit de 1999 et de la crise économique de 2000-2001, l'AKP et son leader ont manifestement échoué à remplir les objectifs qu'ils s'étaient alors fixés visant à mettre fin aux « 3 Y » - Yolsuzluk, Yoksulluk, Yasaklar - autrement dit à la corruption, à la pauvreté et aux interdits en tout genre.

La situation économique est délabrée avec une inflation devenue hors de contrôle et une dépréciation continue de la valeur de la livre turque.

La corruption et plus largement les atteintes à la probité dans la vie publique, impunies, ont explosé dans le contexte d'une captation de l'appareil d'Etat par un système partisan et un réseau d'intérêts formant l' "Erdoganie".

Enfin, le pouvoir n'a jamais été aussi concentré entre les mains d'un seul homme - spécialement depuis la révision constitutionnelle de 2017 mettant fin au régime parlementaire - avec pour corollaires, d'une part, un autoritarisme accru et amplifié après la révolte sociale de Gezi de 2013 et la tentative de coup d'Etat de l'été 2016 et, d'autre part et paradoxalement, une certaine impuissance à faire face aux défis se présentant à la Turquie.  

Le double séisme du 6 février 2023 ayant frappé le sud-est anatolien, qui s'est soldé par la mort de plus de 50 000 personnes ainsi que des centaines de milliers de personnes physiquement blessées et psychologiquement traumatisées, est à cet égard venu tragiquement parachever le tableau d'une fin de règne. 

Le pouvoir en place a été incapable, si ce n'est d'anticiper une telle catastrophe, de fournir les premiers secours, l'assistance et la solidarité aux populations affectées dans les délais requis et de manière suffisante par rapport à l'ampleur du désastre.  

L'AKP a épuisé toutes ses ressources, Erdogan et son parti sont en fin de course. Ils n'ont plus aucun récit positif, plus aucun horizon de société à proposer au peuple turc, en dehors d'une polarisation exacerbée entre segments de la société et d'une coercition toujours plus vive exercée sur la société civile (partis politiques, associations, syndicats, presse).  

En face, la principale coalition électorale d'opposition (Alliance de la Nation ou Table des Six) menée par Kemal Kiliçdaroglu propose le retour à un régime parlementaire, la restauration de l'Etat de droit et de la séparation des pouvoirs avec une justice indépendante et impartiale, garante des libertés publiques ainsi qu'une presse pluraliste. 

Plus largement, le programme porté par le candidat Kiliçdaroglu et ses alliés constitue un projet de réconciliation nationale prenant appui sur le slogan Hak, Hukuk, Adalet (qui pourrait se traduire par Droit(s), Loi et Justice) scandé depuis 2017 et l'entrée en vigueur de la dernière révision constitutionnelle. 

Les défis se posant à l'Alliance de la Nation sont colossaux, au premier rang desquels un rétablissement progressif de la situation économique concomitamment à la conduite d'un processus de transition institutionnelle et constitutionnelle.

Cette transition rendra nécessaire une certaine autolimitation de l'exécutif présidentiel nouvellement élu et la poursuite de la culture du compromis engagée par les forces d'opposition ces dernières années, qui a permis des victoires électorales ô combien symboliques et importantes, à l'instar de la conquête des municipalités d'Istanbul et d'Ankara en 2019.  

La soif de justice, de liberté(s), d'égalité et de fraternité de larges pans de la population est évidente. 

Le processus de restauration de l'idée républicaine, autrement dit de la "chose publique" comme boussole du politique, et le parachèvement démocratique de la République en sa centième année ("Cumhuriyet'i demokrasi ile taçlandirmak") ne vont pas se faire en quelques semaines ni quelques mois, mais l'horizon d'une alternance politique et civilisationnelle n'a jamais été aussi proche.

Cette journée sera décidément longue. 

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