La quête des pays européens pour augmenter leur approvisionnement en hydrogène vert a repris de plus belle le 21 janvier 2025, lorsqu'une déclaration d'intention conjointe (JDoI) a été signée à Rome par des représentant·es de l'Allemagne, de l'Algérie, de l'Italie, de l'Autriche et de la Tunisie.
Cet accord concerne le projet de corridor sud pour l'hydrogène (Corridor SudH2), un réseau de pipelines destiné à transporter de l'hydrogène gazeux de l'Afrique du Nord vers l'Europe. S'étendant sur 3 500 à 4 000 km, ce mégaprojet a été qualifié comme « l'un des projets d'énergie renouvelable les plus importants de notre époque » par le Dr Philip Nimmermann, secrétaire d'État allemand au ministère fédéral de l'économie et de la protection du climat.
Certains de ses propos se sont avérés particulièrement révélateurs : « Aujourd'hui, nous renforçons ce nouveau pont entre l'Afrique du Nord et l'Europe grâce à la déclaration d'intention conjointe. Cela nous permet d'exploiter l'immense potentiel de l'Afrique du Nord en matière d'énergies renouvelables. »
Cette déclaration clarifie l'objectif sous-jacent du projet : garantir l'accès à l'énergie éolienne et solaire abondante de l'Afrique du Nord, ainsi qu'aux terres et aux ressources en eau locales, tandis que les profits et les matières premières affluent vers les centres industriels européens.
Récemment, plus de 90 organisations à travers le monde ont signé une déclaration commune pour dénoncer le caractère colonial du nouveau projet de corridor SudH2, accusé d’exacerber les inégalités mondiales et de renforcer les dynamiques extractivistes au profit de l'Europe, et au détriment des communautés locales.
Ce n'est pas le premier mégaprojet de ce type, orienté vers l’exportation pour servir les intérêts étrangers plutôt que les priorités politiques, économiques et écologiques locales. L'interconnexion ELMED entre l'Italie et la Tunisie est un autre projet d'infrastructure à grande échelle qui vise à exporter de l'« électricité verte » de l'Afrique du Nord vers l'Europe. La Tunisie, par l'intermédiaire de ses institutions publiques, a contracté environ 390 millions d'euros de prêts pour financer sa part du projet, aggravant ainsi la crise de la dette du pays. En 2023, les données montraient que la valeur de la dette publique actuelle continuait d'augmenter, pour atteindre 79,8 % du PIB tunisien.
La position de la Tunisie en termes de ressources et d’approvisionnement en énergie rend pourtant ces projets axés sur l’exportation très discutables. Le pays est confronté à un grave déficit énergétique : en janvier 2024, la Tunisie dépendait des importations pour couvrir 74 % de ses besoins énergétiques, tandis que les sources d'énergie renouvelables ne représentent que 5 % du mix énergétique national. Les projets d'exportation d'hydrogène n'amélioreront pas cette situation, car ils absorberont les capacités de production d'électricité renouvelable et ralentiront ainsi la transition énergétique nationale.
Investir dans des infrastructures d'exportation d'énergie, en particulier par le biais d'un financement par emprunt, est très imprudent alors que la Tunisie peine à répondre à ses propres besoins énergétiques. De plus, ces projets bénéficient principalement au secteur privé, en particulier à des multinationales telles que TotalEnergies et ACWA Power, qui ont signé l'année dernière des protocoles d'accord pour développer la production d'hydrogène vert.
Grâce au Corridor Sud de l'hydrogène, ces entreprises exporteront de l'hydrogène vers l'Europe, soutenant ainsi les engagements des industries allemandes et européennes en faveur d’une Europe décarbonée tout en transférant la responsabilité et le fardeau de l'action climatique aux pays du Sud.
« Green Baby Green »
Les mots que vous venez de lire ont été formulés par le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez, en réponse à la pression exercée par Donald Trump pour accroître les investissements dans le secteur des combustibles fossiles. Contrairement à la stratégie poursuivie par les États-Unis, l'Espagne et d'autres pays de l'UE se sont engagés (jusqu'à présent) à respecter le Pacte vert européen, et son objectif d’atteindre le « zéro émission nette » d'ici 2050.
Dans cette optique, la stratégie 2020 de l'UE pour l'hydrogène et le plan REPowerEU visent à promouvoir l'utilisation de l’hydrogène renouvelable et à faible teneur en carbone, à réduire la dépendance aux combustibles fossiles importés et à décarboner les secteurs difficiles à réduire.
L'UE considère l'hydrogène vert comme la solution miracle pour la décarbonation. Cependant, l’Europe ne pourra produire que la moitié de ses besoins prévus pour 2030, et prévoit d'importer environ 10 millions de tonnes d'hydrogène vert de l’étranger pour répondre à ses besoins. Cette stratégie fait peser le fardeau de la décarbonation sur les pays du Sud, tout en enfermant les pays exportateurs dans des modèles économiques à forte intensité de carbone. Au lieu d'utiliser les énergies renouvelables pour leur transition énergétique nationale, ces pays sont contraints de donner la priorité aux exportations d'hydrogène.
Ce modèle économique perpétue les inégalités économiques, en ce que les profits, les ressources et le leadership technologique restent monopolisés par les pays du Nord. Un rapport de l'agence allemande de développement GIZ, réalisé en collaboration avec le ministère tunisien de l'énergie, de l'industrie et des mines, et publié le 21 avril 2021 reconnaît pourtant clairement cette réalité.
Le rapport, qui analyse les opportunités offertes par le « Power-to-X » en Tunisie, indique : « Si l'hydrogène vert est produit à l'aide de technologies importées puis exporté sous forme de matière première, et si les étapes de transformation en aval s’effectuent dans les pays destinataires, cela créerait peu d'emplois et de valeur en Tunisie. »
C'est précisément ce qui se passe aujourd'hui : des entreprises motivées par le profit signent des protocoles d'accord avec le gouvernement tunisien pour développer la production d'hydrogène vert destiné à l'exportation. Soutenue et financée par la GIZ, cette stratégie axée sur l'exportation est au cœur de la stratégie nationale de la Tunisie en matière d'hydrogène, ce qui ne fait que renforcer le modèle économique extractiviste du pays au lieu de favoriser une transition énergétique juste.
Le 26 février 2025, l’UE a publié son Pacte pour une industrie propre avec pour objectif de décarboner l'industrie, soutenir les technologies propres et renforcer la compétitivité grâce à la circularité et à la réduction des coûts énergétiques. Le texte stipule que : « Chaque personne, chaque communauté et chaque entreprise doit bénéficier de la transition vers une économie propre. Le Pacte pour une industrie propre s'engage donc en faveur d'une transition juste, créatrice d'emplois de qualité et source d'autonomie pour les citoyens. »
Cependant, cette promesse ne s'applique qu'aux entreprises et aux citoyen·nes des pays du Nord. Pour le reste d'entre nous, dans les pays du Sud, cette soi-disant transition confine nos économies aux maillons les plus bas de la chaîne de valeur, tout en imposant de lourds coûts socio-écologiques, notamment en matière de ressources foncières, hydriques et énergétiques.
Dans une interview accordée le 3 juin 2024, le directeur général de TotalEnergies en Tunisie a affirmé que la production d'hydrogène reposerait sur le dessalement de l'eau de mer plutôt que sur l'exploitation des ressources en eau douce déjà rares dans le pays. Or, la Tunisie ne maîtrise pas encore la technologie du dessalement, ce qui pourrait créer de nouvelles dépendances et, si elle est utilisée à grande échelle, entraîner des conséquences environnementales importantes. Le sel résiduel issu du dessalement met en danger la biodiversité marine et menace l'économie bleue.
L'hydrogène vert n'est peut-être pas problématique en soi, mais la manière dont sa production est organisée dans de nombreux pays du Sud renforce un nouveau modèle économique colonial basé sur l'accumulation par la dépossession, où les richesses et les bénéfices sont extraits tandis que les coûts sont externalisés vers des communautés déjà vulnérables.
Longue vie à la résistance sociale
Dans le sud de la Tunisie, le premier projet pilote de production d'ammoniac vert à partir d'hydrogène vert devrait être mis en œuvre à Gabès, grâce à des subventions de la banque allemande KFW. Gabès, ville côtière où se situe l'une des plus grandes zones industrielles en Tunisie, est un centre de production d'engrais depuis 1972.
Actuellement, la Tunisie importe 100 % de son ammoniac depuis l’Espagne et la Russie pour soutenir sa production industrielle d’engrais à base de phosphate. Si la production locale d'ammoniac semble amenuiser la dépendance aux importations, ce projet reste expérimental et ne devrait pas permettre de réduire de manière significative la dépendance de la Tunisie aux importations d’ammoniac. La stratégie nationale de la Tunisie en matière d'hydrogène continue de se concentrer principalement sur l'exportation d'hydrogène brut, plutôt que de répondre aux besoins de l’industrie nationale.
Néanmoins, « écologiser » une industrie chimique qui a causé un écocide dans la région de Gabès suscite de nombreuses interrogations. Cela suscite également l'inquiétude de la population locale et des écologistes, qui craignent que ces annonces de projets autour de l’hydrogène et l’ammoniac verts ne mènent à de nouvelles catastrophes environnementales.
Depuis plus de 50 ans, Gabès souffre d'une pollution sévère causée par les activités du Groupe chimique tunisien. Dans ce contexte, la population locale, des organisations de la société civile et les mouvements ultras s'opposent fermement à tout nouveau projet lié à l'industrie chimique. Le 2 décembre 2024, un événement intitulé « Gabès : une plateforme pour la production d'hydrogène vert et ses dérivés » a réuni des haut·es fonctionnaires, l'ambassadeur de France et des représentant·es d'entreprises françaises telles que TotalEnergies et Hydrogen France.
En réaction à cet événement, les mouvements ultras locaux ont organisé des manifestations dès le lendemain, bloquant les routes pour exprimer leur rejet du projet annoncé. Leur position était claire : Gabès a subi des décennies de dégradation environnementale et de souffrances, et sa population refuse de revivre le même cycle infernal, cette fois au nom de la soi-disant « durabilité ».
En outre, ce projet d'hydrogène vert est étroitement lié à la poursuite des activités du Groupe chimique tunisien, ce qui contredit la décision prise en 2017 par le gouvernement tunisien de démanteler et de délocaliser cette industrie hors de la ville. Le ministère de l'énergie, des mines et de l'industrie a fait avancer le projet sur l’hydrogène sans consulter la population locale, ni organiser de débat public sur la question.
Les organisations de la société civile locale ont répondu en publiant une déclaration et ont diffusé une pétition adressée au président. De plus, des organisations militantes telles que le Mouvement Stop Pollution, qui a été le leader du mouvement de contestation dans la ville au cours de l'année écoulée, ont publié une déclaration surprenante. Ces actions ont permis d’exercer une pression sur les député·es locaux, qui ont ensuite fait pression à leur tour en interrogeant le ministère lors d'une session parlementaire tenue le 12 mars 2025.
Que faire ?
À contre-courant de l’orientation actuelle des stratégies d'exportation de l'hydrogène, nous devons nous efforcer de donner vie à la vision d'Anta Diop, célèbre historien sénégalais et penseur politique panafricain, qui a proposé une voie radicalement différente, fondée sur la souveraineté, la solidarité et le leadership scientifique.
Plutôt que de faire de l'Afrique un site d'extraction de ressources bon marché au service de la transition énergétique de l'Europe, son appel reste d'actualité : cela implique de développer en Afrique des industries vertes qui donnent la priorité aux besoins locaux, favorisent l'intégration régionale et partagent l'innovation sur un pied d'égalité, considérés non pas comme des matières premières, mais comme des contributions à un avenir énergétique juste et décolonial.
Il est urgent de développer et de promouvoir la souveraineté énergétique, ainsi que d'engager un débat sérieux sur la question de l’énergie en Tunisie et dans les autres pays africains. Cela inclut la nécessité de construire des voies alternatives souveraines et démocratiques, enracinées dans les luttes pour la propriété publique et la justice énergétique.
Les syndicats et les forces progressistes doivent jouer un rôle central dans la promotion d'une véritable industrialisation verte dans les pays du Sud, et d’un modèle qui remette en cause les puissances impériales qui se disputent l'exploitation de nos ressources pour leurs propres intérêts, tout en nous piégeant dans un cycle infernal de dépendances économique, financière et technologique.
Au niveau local, nous devons soutenir la résistance populaire et amplifier les débats autour de questions cruciales telles que l'accaparement légal des terres par les multinationales. Il est essentiel de forger des liens solides entre les syndicats et les mouvements pour la justice climatique et environnementale, afin de former un front uni.
En ce qui concerne les mouvements pour la justice climatique dans les pays du Nord, il est urgent d'aller au-delà du techno-optimisme et des solutions fondées sur le marché. L'accent doit être mis sur une action internationale significative en faveur du climat, qui s'oppose à l'impérialisme (parfois déguisé sous un manteau vert) et démantèle les dynamiques du néocolonialisme.