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Billet de blog 22 mai 2024

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Le chaos vu de Koné

Lundi 20 mai : tout est calme à Koné, chef-lieu de la province nord de Nouvelle-Calédonie en ce jour férié de Pentecôte. Les médias et les réseaux sociaux permettent de suivre attentivement les actualités en provenance de Nouméa et du grand Nouméa où se concentre le chaos.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Lundi 20 mai : tout est calme à Koné, chef-lieu de la province nord en ce jour férié de Pentecôte. Plus d’essence dans les stations-service de la zone, alors chacun limite ses déplacements au minimum. Les enfants des voisins jouent dans la rue.

Les médias et les réseaux sociaux permettent de suivre attentivement les actualités en provenance de Nouméa et du grand Nouméa où se concentrent le chaos, avec des informations corroborées par les appels avec la famille ou les amis à Nouméa. « J’ai eu ma sœur et ma belle-sœur au téléphone, c’est vraiment compliqué. Ils restent cloitrés chez eux » m’explique l’une de mes voisines, métis kanak.

Comme beaucoup d’habitants de ce quartier sorti de terre à la faveur de la construction de l’usine du Nord, elle travaille à KNS, cette usine de transformation de nickel qui a été mise en sommeil depuis le mois de février en raison de la crise du nickel.

Dans notre rue, sur le trottoir d’en face, quatre villas louées par des entreprises sous-traitantes ont été libérées il y a quelques semaines et restent vides depuis. Avec cette nouvelle situation de tension extrême, à l’incertitude de l’avenir économique de la zone et du pays tout entier vient s’ajouter l’instabilité politique et sociale et de grandes interrogations sur les capacités du pays à se relever.

De temps en temps, le réseau social Facebook très fréquenté en Nouvelle-Calédonie apporte quelques infos plus réconfortantes. A Poindimié par exemple, les bouchers de l’enseigne Les jumeaux se filment en train d’aller à la rencontre des militants de la CCAT (Comité de coordination des actions de terrain) qui tiennent pacifiquement le barrage pour les assurer de leur volonté de maintenir la paix. Une autre fois, une coutume de remerciements est adressée par les chefs d’entreprises de la zone VKPP à la CCAT sur l’un des barrages filtrants sur la route principale de l’île entre Poya et Pouembout.

Ils saluent l’organisation de rondes effectuées de nuit afin de protéger les entreprises de toute tentative de saccage ou de pillage. « Avec l’usine du Nord, on a déjà un genou à terre, alors préservez nos entreprises dans le Nord » avait supplié l’un des contributeurs de la toile.

Le réseau social favori des Calédoniens est aussi le vecteur d’actions de solidarité : des collectes de dons s’organisent pour faire des colis pour des familles de Nouméa ou du grand Nouméa où l’approvisionnement est très compliqué, une vieille dame se fait livrer par un particulier jusque dans le grand Nord le médicament dont elle avait absolument besoin… Comme en période de cyclone, dans l’Intérieur comme à Nouméa l’entraide est de mise, entre personnes de toutes origines.

Cela fait longtemps que les médias nationaux ne s’étaient pas autant intéressés à la Nouvelle-Calédonie. Peut-être depuis les évènements de 1984 ? ou de la fameuse poignée de mains entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur en juin 1988 ?

Plus récemment et de façon plus discrète le troisième référendum organisé contre l’avis des indépendantistes le 12 décembre 2021 avait fait l’objet de quelques échos, alors que la Nouvelle-Calédonie venait d’être frappée par le Covid avec des centaines de morts, surtout dans la population océanienne.

Dans toutes les émissions qu’il est possible de suivre en replay sur Internet, je retiens notamment les propos de cet ancien journaliste du Monde, Patrick Roger, qui rappelle qu’au soir du premier référendum en novembre 2018, ce sont les indépendantistes, pourtant minoritaires, qui avaient fêté leur score (43,33 % pour le oui à la pleine souveraineté contre 56,67 % pour les non indépendantistes avec une participation de 81 %).

Les pronostics étaient beaucoup plus favorables aux non-indépendantistes. « Le gouvernement a commis pas mal d’erreurs comme la nomination au poste de Secrétaire d’État à la citoyenneté de Sonia Backes, présidente de la province Sud et chef de file des anti-indépendantiste alors qu’on était dans une phase de négociation » poursuit l’ancien journaliste du quotidien Le Monde. « De même qu’au moment du débat à l’assemblée nationale, le rapporteur était Nicolas Metzdorf, député calédonien qui fait partie du même camp des loyalistes. Le rapporteur habituellement a un rôle d’impartialité. Tout ça, ce sont des mauvais signaux. Il y a de la part de cette majorité un manque d’expérience et de connaissance des outre-mer. »

« L’impartialité de l’État est essentielle » souligne de son côté l’historienne Isabelle Merle. « Cette explosion de violences de très jeunes, les débordements, sont le résultat d’une immense colère qu’on sentait venir. Je mets ça sur le compte d’un immense échec politique du gouvernement, qui est resté dans le déni. »

Dans les débats, c’est souvent le qualificatif de complexité qui revient.

Dans cette même émission, l’historien Pascal Blanchard souligne le fait que « ce qui est en train de se passer est une réaction d’une population qui a le sentiment qu’à Paris, a été trahi ce qui a été négocié en 1988 et en 1998. Une partie de la jeunesse considère que si elle ne se fait pas entendre, elle n’est pas écoutée. » Il détaille la diversité de la population calédonienne et les enjeux identitaires qui sont à l’œuvre, avec une génération qui se pose la question « d’être celle qui risque d’enterrer définitivement l’espoir d’une Kanaky. » « On sait ce qu’on a peur de perdre » souligne de son côté Rivaldo Pawawi, jeune acteur kanak actuellement à l’affiche du film L’esprit Coubertin dans lequel il incarne un nageur vanuatais aux Jeux olympiques.

« Juridiquement, on est dans un processus de décolonisation. On est sous la surveillance du comité pour la décolonisation de l’ONU, c’est reconnu comme telle par la Cour européenne des droits de l’Homme » explique de son côté Benjamin Morel, politologue. « Si on a une restriction du corps électoral, c’est parce qu’il y a une jurisprudence qui permet de limiter le corps électoral pour permettre l’autodétermination, pour permettre qu’il n’y ait pas une colonisation de peuplement. Aujourd’hui, théoriquement, on doit en sortir. Avec ces trois référendums, c’est la fin de l’accord de Nouméa. Si aujourd’hui il y avait des élections provinciales, elles seraient invalidées par le Conseil constitutionnel. On doit négocier autre chose. On est contraint aujourd’hui de faire une réforme du corps électoral.»

Les ingérences étrangères qui attiseraient les braises en Nouvelle-Calédonie sont souvent évoquées, notamment le soutien de l’Azerbaïdjan avec laquelle une partie des indépendantistes a signé récemment un memorandum de coopération.

Dans le même débat télévisé, Alexandra Savini auteur du livre Les scénarios noirs de l’armée française évoque l’action de l’Azerbaïdjan dans l’outre-mer français, en Nouvelle-Calédonie mais aussi en Guyane, en Guadeloupe. « La France est en faveur de l’Arménie dans un conflit qui l’oppose à l’Azerbaïdjan, alors la réplique de l’Azerbaïdjan est de déstabiliser la France en outre-mer. » La journaliste évoque également la question sociale, avec une partie de la jeunesse écartelée entre son quotidien coutumier et la vie à l’occidentale.

La méthode utilisée par le gouvernement, le passage en force fait que les plus radicalisés s’emparent de cette situation et écartent l’idée de trouver un compromis. « Je ne suis pas sûr que la Nouvelle-Calédonie ce ne soit que des gens radicalisés. C’est un pays qui se développe, il y a une économie. On doit ensemble trouver une solution nouvelle » souligne encore Pascal Blanchard, historien spécialiste de la colonisation. « C’est une nouvelle forme d’histoire de décolonisation. C’est à notre génération et aux plus jeunes de trouver la réponse. »

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