Mercredi 22 : « T’as vu, Macron arrive. Il vient éteindre le feu qu’il a allumé ! » En ce matin du 9ème jour des émeutes à Nouméa, un jeune Kanak m’annonce ce qu’il a appris en regardant la télévision sur France 24, au milieu de la nuit. « Notre pays a détrôné la Palestine et de l’Ukraine sur le devant de l’actualité… » ajoute-t-il.
Des feux, il y en a plusieurs, toute une ligne, l’après-midi aux abords du pont de Koohnê, chef-lieu de la province Nord de Nouvelle-Calédonie, où des jeunes brandissent des drapeaux Kanaky, sans animosité envers les automobilistes qui traversent le pont. Pas de barrage filtrant à l’entrée du village donc, au contraire d’autres communes plus au Sud, comme à Poya ou Bourail.
Les camions de ravitaillement ne peuvent pas franchir les différents barrages érigés entre la capitale Nouméa et l’intérieur. Alors cela fait plusieurs jours qu’il n’y a plus de carburant, ni de bouteilles de gaz dans les stations. Pas de carburant, pas de ramassage scolaire, pas de livraison des repas dans les cantines scolaires : après les collèges et les lycées, ce sont les écoles primaires et maternelles qui ont fermé. Les élèves et étudiants bloqués à Nouméa sont rapatriés ce jour grâce au Betico, le catamaran qui fait habituellement la liaison entre Nouméa et les îles Loyauté. Après sept heures de navigation, les jeunes débarquent au port de Vavouto, le port de l’usine du Nord à la nuit tombée. Soulagement des familles…
Dans les magasins, certains rayonnages sont vides comme celui de la farine. En revanche, les maraîchers qui vendent généralement une grosse partie de leur production à Nouméa ne savent plus comment écouler leurs fruits et légumes. Certains se mettent au bord des routes pour proposer leurs courgettes, patates douces…
Parmi les informations qui donnent de l’espoir, la rencontre qui a eu lieu le jour suivant, le jeudi, à Bourail, entre un groupe d’habitants du village et les militants de la CCAT qui tiennent le barrage. Les paroles de Jean-Pierre Aïfa, ancien maire de Bourail, ancien président de l’Assemblée territoriale qui a pris la parole à cette occasion ont beaucoup résonné et ont été reprises un peu partout. « On s’était dit « plus jamais ça ! » a-t-il lancé en évoquant les Évènements des années 80. Il rappelle également la phrase d’Emmanuel Macron pendant sa campagne en Algérie : « La colonisation est un crime contre l’humanité ».
A Poya ensuite puis à Ponérihouen, des rencontres comme celles initiées à Poindimié aux premiers jours du chaos puis à Bourail, permettent d’engager un dialogue entre les militants de la CCAT qui tiennent les barrages et la population locale et ses différentes communautés, Wallisiens, Indonésiens, Vietnamiens, Européens… De telles rencontres permettent d’échanger et de réaffirmer la volonté de vivre ensemble.
Resté en Nouvelle-Calédonie pendant 17 heures, Emmanuel Macron repart en laissant sur place trois hauts fonctionnaires, Rémi Bastille, Éric Thiers et Frédéric Potier qui composent la « mission de médiation et de travail » qui est chargée de dénouer la crise. Une mission qui semble très difficile…
Vendredi 31 mai 2024
Une livraison de carburant en début de semaine à Koohnê a suscité des files d’attente devant les stations-service. Certains ont fait jusqu’à deux heures de queue pour se faire servir 3000 XPF d’essence (25 euros) dans leur réservoir, les bidons étant interdits. De la même façon, l’arrivée de farine et la réouverture de certaines boulangeries a occasionné de longues files d’attente… Un boulanger de la zone en panne de farine de blé innove en proposant un pain à base de manioc, de sorgho et de légumineuse. Très compact mais sans gluten ! Les rayons sont bien vides dans la plupart des enseignes : pâtes, riz, farine manquent à l’appel… Le gaz est toujours introuvable.
En passant mercredi sur le pont de Koohnê, j’ai aperçu de nouvelles banderoles sur le côté gauche de la route, des hommages aux jeunes tombés sur les barrages, notamment deux jeunes de 17 et 20 ans victimes de tirs par arme à feu tirés par un chef d’entreprise à Nouméa. Des deux côtés de la route, les drapeaux Kanaky sont de sortis. Il semble que d’un côté de la route se manifestent des jeunes proches de la CCAT (émanation de l’Union calédonienne, l’une des composantes indépendantistes), de l’autre des membres du CNC Comité nationaliste citoyen (structure unitaire du FLNKS créée au moment des référendums. Cette autre composante indépendantiste demande, elle, la levée des barrages.) Les plus modérés tentent de contenir les envies de certains jeunes d’en découdre comme à Nouméa.
Des groupes de volontaires continuent à faire des rondes la nuit afin de préserver les commerces et les entreprises, alors que le couvre-feu se poursuit (entre 18h et 6h du matin) malgré la levée de l’état d’urgence depuis mardi 28 mai.
Les vacances scolaires débutent ce soir pour deux semaines, alors que certains établissements scolaires sont fermés depuis trois semaines. Alors malgré les efforts de « continuité pédagogique », cela ne va pas arranger la situation des plus fragiles…
« Le combat du peuple kanak reste légitime et noble, il défend une identité, une coutume et une culture qui, s’ils ne sont pas reconnus, sont voués à disparaître » m’explique un jeune Kanak. « S’il faut prendre les armes pour cela, la jeunesse et le pays entier n’hésitera pas. Trop de nos vieux sont morts sur ce long chemin pour l’indépendance de Kanaky, il n’est nullement envisageable de perdre cette lutte nourrie par des discours transmis oralement de génération en génération.»
Ce soir, la radio annonce encore des maisons pillées dans le quartier populaire de Rivière salée. Et des containers débarqués au port de Vavouto, à l’usine du Nord, pour ravitailler tout le Nord. Un port où accoste une nouvelle fois un bateau qui rapatrie des habitants du Nord bloqués dans la capitale.