Un pantalon, qui du temps serait l'étalon ?
"Pour un dressing" est un essai paru en 2011 aux éditions Châtelet-Voltaire. Emmanuel Tugny y explore, pièce après pièce, les éléments d'une garde robe masculine, assumant, au nom du rapport au corps et à l'histoire des formes plastiques et littéraires, l'exercice de la prescription subjective, d'un arbitrage des élégances à la Balzac (Traité de la vie élégante).
Amoureux des fringues, des fripes, des atours, "fashion victime" consentante, amateur, éclairé ou pas, d'art et de beaux textes, ce petit livre tissé précieux vous siéra. L'auteur, dans son inventaire d'un dressing, nous offre, en filigrane d'un discours élevé sur le vêtement, un défilé de références artistiques. Une sélection arbitraire et brillante que l'on déguste comme l'on inspecterait avidement le portant d'une collection vintage, réceptif à toute réjouissante réminiscence, petite jouissance sans conséquences ou mémorable découverte...
Pour le jeu et subjectivement, j'ai choisi certains passages, les habillant d'oeuvres signifiantes, la plupart du temps citées en référence dans le texte. J'effeuille ainsi en quatre billets les chapitres de ce livre singulier, qui décortique les pièces maîtresses de la garde-robe :
la chaussette, la chaussure, la veste et le pantalon.
Chapitre IV- Le pantalon ou la mesure du temps*
En 1829, pour la première fois, apparaît en langue française l’utilisation du déverbal « compas » pour désigner une paire de jambes.
Chez Balzac, dans Les Chouans.
Si causer soulier, c’est causer grenade, causer pantalon, c’est causer compas. Le mot est issu de l’ancien français « compasser » qui signifie « mesurer » après avoir signifié « mesurer avec le pas ».
Qui marche mesure, en effet.
L’étymologie associe le pantalon à l’universelle miséricorde de l’idiot ou de l’hypocrite (le mot est une altération de pantelemêne, issu de pantos –tout- et elemôn –miséricordieux-).Au Vénitien. A « colui che pianta leoni ».
Celui que dessine Jacques Callot dans ses Varie figure gobbi.
A celui qui, s’il dissimule ou s’il signale son absence de finesse en gainant trop grossièrement sa jambe, néanmoins arpente.

Jacques Callot Varie Figure Gobbi c.1622
Le pantalon qui gaine la taille dit le pas arrêté, le pas pudique, le refus de l’abandon au temps du pas dont la foulée impavide, entraînée par le chemin, l’entraîne à son tour, l’entraîne en particulier à faire de la matière, celle du monde et celle du marcheur, un énoncé du temps.
Ce pantalon, celui du quasi continûment prudent James Stewart (l’on pense ici à la version de L’Homme qui en savait trop d’Hitchcock, version de 1956 avec Doris Day) dit un rapport au temps satisfait ou résigné.

James Stewart et Doris Day - L'homme qui en savait trop - Hitchkock 1956
Jusqu’où, satisfait ?
Satisfait comme l’enfant-coq de Madame Monet et son fils de Monet ?
Comme la famille dans un paysage peinte par Franz Hals ?

Franz Hals - Portrait de famille dans un paysage C.1620
Résigné comme Toulouse-Lautrec peint par Vuillard, gainé dans ce pantalon or que lui empruntera Curtis Mayfield pour s’asseoir plein champ sur la pochette de son premier album solo de 1970, Curtis ?

Toulouse-Lautrec peint par Vuillard - 1898

Curtis Mayfield - Curtis
Résigné comme Nicolas De Staël sur ses photographies à la chemise blanche prises à l’atelier ?

Le peintre entouré de ses oeuvres dans son atelier rue Gauguet, à Paris, à l'été 1954
Taille basse, cheville serrée, assise charismatique qui fait que dans un temps s‘engouffre un temps (son jean fait qu’elle court toujours, vous entraînant, la dormeuse d’Antonio Cazorla), cuisses tenues fermes : voilà le compas bonne fille, celui qui dira purement, depuis un pas sans cahots, la mesure du temps, du temps parcouru à couvert du monde.

Antonio Cazorla - Blue jeans
Sur un cliché de Jeff Wall, trois personnages se promènent. Un jeune homme d’origine asiatique prend sereinement l’air, en pantalon à pinces de laine froide, à taille haute. Un grand barbu en tee-shirt orange malmène sa tempe et la main de sa fiancée qu’il tord presque, en pantalon brun étroit, à taille basse…

Deux fusillés de Tres di mayo de Goya, deux pantalons : l’un est large et jaune, celui qui le porte est prêt. L’autre est étroit et brun, celui qui le porte en « voulait encore »…
Cependant la pendule hésite, elle hésite toujours.
Le compas ici va sur huile, là il pioche et ahane.
La mesure du temps est une proie farouche.
Il y a au dressing des pantalons qui disent cette errance du compas. Ce mouvement entre point mort et point de fuite.

Francisco de Goya - El tres de mayo 1814
Il y a des pantalons cachés et dont on souhaiterait qu’ils ne dissent rien du rapport à la mesure, qu’ils le tussent le temps nécessaire à l’option. Ce non pantalon, cette indécision faite vêtement dont Alexander Mc Queen et Jean-Paul Gaultier ont si souvent usé, c’est celui que « portent » les deux bergers d’Et in Arcadia ego du Guerchin.

Le Guerchin - Et in Arcadia ego -1618.
Et voici qu’il a vaguement l’air d’être le pantalon de l’humaine condition.
Celle qui court et qui traîne, qui espère et qui ploie, qui est le trône et le cul qui y gerce.
Une montre molle…
Celui du satisfait, celui de l’espérant, celui de l’homme, enfin : l’on aura garde de n’écarter de l’atelier où se conçoit le costume aucun compas…

Ce « nuage en pantalon » cher à Maïakovski…
Après coup
Et si la mécanique du costume se disait tout entière dans le portrait de Lord Byron en tenue albanaise réalisé en 1813 par Thomas Phillips ?
Tout y est futile, léger et cependant tout y est térébrant symbole.
Tout y est dispensable, le regard voyageur à part, et cependant tout vaut le regard, chaque veine or ou sang.
Tout y est ornement, les lèvres à part, et cependant tout vaut les lèvres, chaque poudroiement du velours.
Pour le prix négligeable de trois pièces d’étoffe, voici que s’offrent en spectacle, sous des ciels qui rappellent, l’audace, la mémoire, l’aventure, le tombeau.

Thomas Phillips - Lord Byron en costume albanais - 1813
A suivre un entretien avec l'auteur de Pour un dressing, Emmanuel Tugny .
* Tous les textes sont issus de l'essai "Pour un dressing" d'Emmanuel Tugny, publié aux Editions Châtelet-Voltaire.
http://www.facebook.com/PourUnDressingEmmanuelTugny