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Billet de blog 18 novembre 2024

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Le suicide politique en Iran ; un acte contestataire

Kianoush Sanjari, militant politique et ancien prisonnier politique, a mis fin à ses jours. Vingt-quatre heures avant son acte, il avait exprimé des revendications politiques explicites dans une série de tweets.

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 🔹 Kianoush Sanjari, comme Mohammad Moradi, a commis un suicide politique.

 « Si vous pensez au suicide, appelez le numéro... » : cette phrase illustre la réduction du suicide, phénomène social bien documenté depuis les travaux d’Émile Durkheim en 1897, à une question purement psychologique.

 Dans le monde actuel, une tentative concertée vise à transformer le suicide d’un phénomène social en une problématique strictement psychologique ou psychiatrique. Ce changement radical de paradigme réduit le suicide à l’état mental de l’individu, en écartant ses dimensions sociales et politiques. Sur cette base, des directives sont établies, s’appuyant sur une telle perspective pour prévenir le suicide. Or, comme Durkheim l’a démontré, le suicide n’est pas une simple monomanie (obsession délirante) ou une forme de « folie suicidaire ». Durkheim écrivait déjà, il y a 127 ans, que la vision selon laquelle le suicide résulte uniquement d’une obsession délirante était largement abandonnée.

 Michela Canevascini, dans sa thèse intitulée « Le suicide comme langage de l’oppression », a également remis en question ces approches psychologiques, psychanalytiques et psychiatriques. Elle souligne que, malgré l’adoption d’une approche bio-psycho-sociale dans les discours officiels, les dimensions sociales sont souvent ignorées dans les pratiques concrètes des équipes d’intervention (médecins, psychologues, psychiatres). Ces dernières privilégient des approches pharmacologiques pour traiter une situation profondément enracinée dans des réalités sociales. Dans ses travaux, Canevascini analyse le suicide comme une expression des conditions d’oppression liées aux contextes sociaux et économiques, explorant minutieusement ses dimensions de classe sociale.

Kianoush Sanjari, militant politique et ancien prisonnier politique, a mis fin à ses jours. Vingt-quatre heures avant son acte, il avait exprimé des revendications politiques explicites dans une série de tweets.

Il réclamait la libération de la militante chevronnée Fatemeh Sepehri, de Nasreen Shakarami, mère d'un adolescent tué lors des manifestations de 2022, du rappeur Tomaj Salehi et du militant des droits civiques Arsham Rezaei.

Kianoush a averti les autorités politiques et judiciaires de la République islamique que si l'annonce de leur libération n'était pas publiée sur le site officiel de l'appareil judiciaire, il mettrait fin à ses jours pour dénoncer le régime dictatorial de Khamenei et de ses complices.

Son acte peut être condamné par les moralistes ou analysé comme une pathologie par les psychologues, mais ces approches n’enlèvent rien à la nature politique de son geste. 

Le suicide de Kianoush Sanjari, comme celui de Mohammad Moradi (un étudiant iranien de l’histoire qui a mis fin a ses jours après la défaite du mouvement Femme, Vie, Liberté à Lyon en decembre 2022), est un suicide politique, car il a clairement présenté des revendications politiques comme justification de son acte. Parmi ces revendications figuraient la libération de prisonniers politiques, la dénonciation de la dictature de Khamenei et de ses alliés, un appel à la société pour défendre la liberté d’expression et un espoir d’éveil du peuple iranien face à l’oppression. Cependant, aucune de ces revendications n’a obtenu de réponse favorable – ni de la part du régime, ni des politiciens proches du pouvoir, ni des figures autoproclamées de l’opposition, ni de la société.

Les seules réponses reçues furent les tentatives infructueuses d'amis et de proches, dont la nature reste inconnue.

Le suicide politique est un phénomène historique. De Saïgon au Vietnam, à Prague, Tunis et Lyon en France, les individus ont commis le suicide politique en tant qu'acte contestataire, considéré comme une forme d'expression politique.

Dans certains cas, ces gestes ont conduit à des mouvements massifs de protestation et à des changements de régime ; dans d’autres, ils n’ont pas eu de tels impacts, en raison de dynamiques sociales spécifiques. Mais dans tous les cas, il s’agit de suicides politiques, porteurs de revendications explicites pour un changement dans la vie politique.

Les régimes politiques rejettent systématiquement le suicide politique, cherchant à discréditer les auteurs par des discours simplificateurs, les qualifiant de malades mentaux ou de déséquilibrés. Cette stratégie de dénégation n’est pas propre à l’Iran : en France, lorsque Anas Kournif, Un étudiant de 22 ans originaire de Saint-Etienne, s’immolait par le feu devant un bâtiment du Crous de Lyon, les autorités ont nié tout caractère politique à son acte. 

Ce qui m’étonne, par ailleurs, c’est l’attitude de certains sociologues iraniens qui, au lieu d’analyser ces gestes à travers un prisme sociologique, adoptent un ton moralisateur et prescriptif, s’éloignant ainsi de leur rôle d’observateurs et d’analystes des réalités sociales.

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