L’Inde civilisationnelle : entre puissance émergente et justice normative
Par Sahasranshu Dash
D’ici à la fin des années 2030, l’Inde pourrait devenir une économie de 10 000 milliards de dollars, contre 4 000 aujourd’hui. Sa croissance — portée par son poids démographique, la réorientation des chaînes d'approvisionnement mondiales, une demande intérieure dynamique, une économie en rapide numérisation et un écosystème entrepreneurial florissant — est remarquablement stable depuis trois décennies. Elle ne devrait pas descendre en dessous de 6 à 7 % par an (voire atteindre 8,5 % avec des réformes des marchés des facteurs et des améliorations logistiques) pendant encore au moins dix ans. Contrairement aux autres démocraties à revenu intermédiaire comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, l’Inde conjugue en même temps échelle, profondeur institutionnelle et position géostratégique.
Cette ascension interviendra au cœur d’un ordre mondial incertain : un Occident introspectif mais encore puissant, une Chine autoritaire et affirmée, une Russie affaiblie, et un Sud global fragmenté. L’Inde ne sera pas une puissance émergente parmi d’autres. Elle sera la seule à associer légitimité démocratique, profondeur civilisationnelle, ambition militaire et masse économique.
Cet ensemble imposera une transformation fondamentale dans notre perception non seulement de l’Inde, mais du pouvoir lui-même. Qu’elle soit gouvernée par la droite hindutva ou par une alliance pluraliste de centre-gauche après 2029, l’Inde ne sera pas post-nationale. Elle sera civilisationnelle — façonnée depuis des millénaires par des héritages sanskritiques, bouddhistes, jaïns, moghols et coloniaux, et guidée par une pensée politique allant d’Ashoka et Akbar à Tagore et Ambedkar. Elle pourrait devenir majoritaire si la tendance actuelle se consolide, ou réaffirmer son héritage pluraliste si l’opposition l’emporte. Mais elle ne sera jamais occidentale dans ses présupposés. Elle restera démocratique — peut‑être profondément — mais selon un modèle distinct de celui anglo-américain.
Paradoxalement, elle pourrait devenir le champion le plus efficace du libéralisme précisément parce qu’elle n’est pas occidentale. Un réveil néhruvien en 2029 ferait de l’Inde la voix la plus puissante du constitutionnalisme, de la liberté d’expression, du caractère laïque de l’État et de la justice économique dans un siècle où l’Occident lui-même semble abandonner ces idéaux.
Un ordre stratégique défini par des contraintes dures
Le potentiel normatif de l’Inde sera encadré par des contraintes tangibles. Pour au moins deux décennies, New Delhi restera enfermée dans deux rivalités existentielles : avec la Chine communiste et avec l’islamisme sectaire issu du Pakistan et d’ailleurs. Aucune de ces confrontations n’est soluble facilement ; toutes deux sont profondément ancrées dans l’histoire, la géographie et l’identité. La Chine, superpuissance autoritaire cherchant l'hégémonie régionale, remet directement en cause la souveraineté indienne, du Ladakh à l’océan Indien. Le Pakistan, État nucléaire dépendant depuis longtemps de guérilla jihadiste, continue de manipuler les récits internationaux pour établir une fausse équivalence avec l’Inde.
Face à ces défis, l’Inde se positionne — qu’elle soit dirigée par le courant hindutva ou une alternative néhruvienne — comme un État démocratique, laïque et pluraliste, garant de l’ordre et de la stabilité. Ce positionnement peut manquer de cohérence rhétorique par endroits, mais il est structurellement fixé : l’Inde doit affronter l’autoritarisme et le sectarisme, même si elle porte en elle une tournure illibérale.
La relation croissante de l’Inde avec l’Occident — notamment les États-Unis, la France, Israël et la Grèce — découle de ce réalignement stratégique. Dans les domaines des semi-conducteurs, de l’IA et des technologies renouvelables, l’Inde devient indispensable aux efforts démocratiques mondiaux pour contrebalancer la Chine. Sa participation au Quad, à l’I2U2, au Conseil du commerce et de la technologie UE-Inde, et ses accords bilatéraux avec la France et les États-Unis en témoignent.
Pourtant, cette relation demeure marquée par deux lignes de fracture majeures : la Russie et le Pakistan. L’Occident reste frustré par l’équilibre délicat de l’Inde envers Moscou — son refus de sanctions, sa dépendance aux hydrocarbures russes à prix réduit, et une élite diplomatique encore sensible à certains récits russes sur l’OTAN ou le Donbass. En retour, l’Inde est profondément blessée par l’équivoque occidentale vis-à-vis du Pakistan : ce qu’elle perçoit comme une tendance persistante à présenter les tensions indo-pakistanaises comme un conflit symétrique, plutôt qu’une lutte entre un État démocratique et un régime militaire soutenant le terrorisme.
Ces frustrations ne disparaîtront probablement pas, mais elles seront supplantées par une convergence plus profonde. L’Inde ne peut contenir la Chine seule ; l’Occident ne peut garantir la stabilité dans l’océan Indo-Pacifique sans l’Inde.
Un normativiste civilisationaliste
Là où l’Inde pourrait véritablement transformer le monde, ce n’est ni par la puissance dure ni par sa force militaire, mais par ses idées. Depuis longtemps, le monde moderne a utilisé un vocabulaire occidental de liberté, développement, laïcité et démocratie. Mais alors que l’Occident vacille — polarisé, post-industriel et mis en difficulté par une crise de légitimité — l’Inde propose une historiographie et une grammaire alternative pour ces mêmes idéaux.
Des penseurs comme Gandhi, Nehru, Tagore, Ambedkar, Jayaprakash Narayan, Sundarlal Bahuguna ou Ram Manohar Lohia — s’inspirant de l’éthique sanskrite, de la métaphysique bouddhiste, de l’ahimsa jaïn, du cosmopolitisme moghol et des mouvements sociaux — ont produit une vision indigène du pluralisme, de la liberté et de la justice. Ashoka et Akbar ne sont pas des versions indiennes de monarques occidentaux éclairés ; ils incarnent des modèles civilisationnels d’autorité morale et de tolérance religieuse. L’Inde les revendique non pas comme un héritage, mais comme un horizon.
Aujourd’hui encore, l’imagination constitutionnelle du préambule indien (affirmant socialisme, laïcité, démocratie et droits individuels) est réinterprétée par des figures publiques comme Acharya Prashant en termes civilisationnels — plus proches des valeurs upanishadiques ou bouddhistes que de l’abstraction des Lumières. Ce n’est pas un rejet de la modernité, mais son indogénisation. Milan Vaishnav et C. Raja Mohan ont exploré comment l’Inde pourrait façonner un ordre mondial multipolaire mais libéral, distinct de la multipolarité promotionnée par le Kremlin. Shivshankar Menon esquisse une diplomatie indienne qui allie dissuasion et légitimité morale. Et Amartya Sen, dans The Argumentative Indian (2005), présente l’éthos démocratique indien comme enraciné dans des traditions séculaires de pluralisme et de débat raisonné.
Si l’Inde parvient à lier cet héritage intellectuel à une réussite matérielle — préserver la démocratie, renforcer sa capacité créative et académique, promouvoir un modèle de gouvernance viable — elle pourrait devenir une superpuissance normative. Dans les domaines de l’IA ou de la biotechnologie, l’Inde pourrait alors promouvoir des modèles éthiques équilibrés : ni autoritarisme algorithmique (Chine), ni anarchie numérique (Silicon Valley). Sa loi sur la protection des données personnelles (2023) et la stratégie « Responsible AI » du NITI Aayog illustrent cet engagement. Des éthiciens d’origine indienne et des instituts comme IIT Madras, IIIT – Hyderabad et le Centre for Internet and Society ont instauré des normes éthiques inclusives et décoloniales en IA. L’initiative AI for All, et le rôle de l’Inde dans le partenariat mondial GPAI, la positionnent comme une voix démocratique influente dans les normes technologiques.
Sur la justice climatique, l’Inde pourrait incarner une diplomatie du Sud global sans céder à la victimisation. Elle pourrait promouvoir un nouveau paradigme de développement vert avec justice sociale. Par exemple, son LEDS (Long-Term Low Emission Development Strategy) insiste sur une transition équitable pour les travailleurs du charbon et les agriculteurs. Une autre plateforme d’influence est l’Alliance solaire internationale, lancée en 2015 entre la France et l’Inde pour mettre en avant la justice climatique pour le Sud.
En matière migratoire, elle pourrait devenir un exemple de pluralisme civique que l’Europe et l’Amérique peinent à maintenir. (Reste que son hypocrisie croissante à l’égard des immigrés bangladais ou rohingyas nourrit une dystopie trumpienne latente.)
L’Inde abrite des millions de migrants internes et gère l’une des plus complexes démocraties multilingues : plus de 22 langues officielles et une multitude d’autres parlées. Une Inde ambitieuse du point de vue normatif valoriserait l’urbanisme inclusif, la diversité linguistique et des réformes citoyennes — un modèle global de coexistence.
Le problème indien pour l’Occident
Le discours occidental est mal équipé pour comprendre cette transformation. Des figures conservatrices comme Douglas Murray ou Jordan Peterson ignorent largement le phénomène hindutva, car l’Inde échappe à leurs cadres chrétiens-nationalistes. Des commentateurs libéraux comme Ezra Klein ou Anne Applebaum reconnaissent des signes de recul démocratique, mais portent rarement attention à la profondeur de l’héritage intellectuel indien. Même des voix attentives comme Timothy Garton Ash traduisent souvent l’Inde dans des catégories occidentales, plutôt qu’en s’engageant avec sa grammaire propre.
Cette ambivalence occidentale est aussi enracinée dans une culpabilité non réglée. L’Inde, avec ses officiers zoroastriens, musulmans, sikhs et juifs dans des postes de commandement, a mis fin au génocide de 1971 tout en accueillant 10 millions de réfugiés — une prouesse humanitaire qui a exposé l’hypocrisie et la complicité occidentale lorsque Nixon et Kissinger soutenaient le régime pakistanais responsable de l’extermination de trois millions de Bengalis. De la même manière, les famines coloniales orchestrées sous le règne de Churchill restent des actes d’une violence comparable à l’Holodomor. Ces épisodes bouleversent radicalement l’auto-image occidentale en tant que pourvoyeuse indiscutée de liberalisme, inversant l’idée que l’Inde doit apprendre les valeurs occidentales plutôt que les enseigner.
Quoi qu’il en soit, d’ici à 2040, l’Inde aura émergé — non seulement en termes de PIB ou de budget de défense, mais en termes de signification. Elle imposera un nouveau débat global sur la démocratie, le développement, le pluralisme et le pouvoir — peut-être pour le bien, peut-être le contraire, mais un débat qui forcera l’Occident à s’adapter à un phénomène radicalement nouveau.
Le mégaphone indien : la bataille des idées
À mesure que son poids matériel grandit, sa voix intellectuelle et morale devra s’élargir — non seulement pour défendre son image, mais pour définir son sens. Cela exige un écosystème de penseurs capables de répondre aux récits occidentaux, admiratifs ou condescendants, sans sombrer ni dans la mimésis, ni dans la défensive blessée. La pensée indienne couvre déjà un spectre large : de l’universalisme libéral d’Amartya Sen à la mélancolie post-impériale de Pankaj Mishra, en passant par le cosmopolitisme réparateur de Shashi Tharoor, qui exige justice historique sans rejeter le présent libéral. On y trouve aussi l’assertion décomplexée de Sanjeev Sanyal, qui réaffirme l’histoire de l’Inde comme résilience civilisationnelle, non comme victimisation. Des interprètes culturels comme Devdutt Pattanaik traduisent le monde symbolique de la mythologie indienne en éthique publique contemporaine, tandis que des penseurs comme Gurcharan Das marient tradition philosophique et pragmatisme économique. Ces voix bâtissent un discours qui n’est ni dérivé du libéralisme occidental ni asservi à celui-ci, mais pleinement conscient de sa propre héritière civilisationnelle.
Mais ce combat idéologique n’est pas seulement interne. La montée de l’Inde lui donnera un mégaphone — et avec lui, la responsabilité de parler. Ses intellectuel·le·s devront s’adresser non seulement à l’Occident mais aussi au Sud global, où l’exemple indien suscite espoir et méfiance. Une démocratie multi-religieuse, multilingue, pauvre mais technologiquement ambitieuse, pourra-t-elle prospérer à grande échelle ? Pourra-t-elle résister à la fois au totalitarisme chinois et à l’autoritarisme religieux islamiste sans les reproduire ? Les intellectuels indiens doivent aussi affronter une vague croissante de désinformation hostile, financée depuis la Chine ou le Qatar, qui alternent entre présenter l’Inde comme une théocratie hindoue fasciste ou un valet de l’empire américain. Les deux narratifs sont trompeurs — mais y répondre ne peut se limiter à une simple contradiction. Qu’il s’agisse des récits civilisationnels de Sunil Khilnani et Ramachandra Guha, des critiques institutionnelles de Pratap Bhanu Mehta ou des interventions subalternes d’historiens musulmans, queer, dalit, adivasi, l’Inde a besoin de cadres intellectuels qui parlent au-delà de ses frontières et touchent tous les publics.
Parallèlement, la montée de l’Inde renforcera des penseurs dont l’objectif n’est pas d’imaginer un idiome indien original pour la démocratie libérale, mais d’en disqualifier les principes mêmes. Parmi eux, J. Sai Deepak et Anand Ranganathan proposent un argumentaire juridique-philosophique sophistiqué, enraciné dans le sanskrit, pour un régime majoritaire hindou — combinant grief civilisational et vision d’un État hiérarchique pré-moderne. Leurs écrits structurent l’infrastructure intellectuelle du néofascisme hindou : un système qui emprunte parfois au décolonialisme ou aux Lumières, tout en rejetant leur universalité, pour promouvoir une majoritariat basé sur une logique civile distincte. Avec l’influence économique et culturelle croissante de l’Inde, ces idées ne resteront pas confinées à ses frontières. L’essor des idéologies autoritaires revendiquant défense de la « civilisation » et de la « tradition » pourrait trouver une inspiration à New Delhi autant qu’à Moscou ou à Téhéran.
Conclusion : civilisation comme responsabilité
Voici où se situe le carrefour moral de l’Inde. Pendant des siècles, elle fut objet du regard occidental — admirée, craignée, rarement comprise. Elle devient aujourd’hui un sujet des affaires mondiales : pas seulement une grande puissance, mais une puissance civilisationnelle. Et avec cela, non seulement le droit de parler, mais l’obligation de porter du sens. Qu’elle soit gouvernée par le courant hindutva ou un pluralisme néhruvien revivifié, l’Inde devra relever les mêmes défis structurels : rivalité avec la Chine autoritaire ; pression des régimes islamistes dans son voisinage et au-delà ; intégration croissante aux économies démocratiques, architectures géostratégiques et technologies occidentales ; et exigence de jouer un rôle moteur dans la définition des normes globales — climate, pandémies, IA éthique, pluralisme, migrations, guerre, etc.
L’Inde devra donc devenir quelque chose que l’Occident n’a jamais rencontré : une superpuissance postcoloniale, démocratique, profondément civilisationnelle — dont les traditions philosophiques, des Upanishads et du Dhammapada à la tolérance d’Akbar ou à la pensée navayana d’Ambedkar, exigent d’être abordées selon leurs propres catégories. Ses intellectuels doivent devenir traducteurs, critiques et visionnaires — adressant Washington comme Dakka, Bruxelles comme Jakarta, autant aux échos occidentaux qu’aux silos du Sud global. Non pas pour expliquer l’Inde comme exception ou copie, mais comme expérience originale.
Pour la première fois de l’histoire moderne, l’esprit indien, moins marginalisé par une ascension matérielle et intellectuelle désormais affirmée, doit façonn le monde — non par la mimésis ni la rancœur, mais par la clarté vive, féconde et civilisatrice d’une responsabilité assumée.
Sahasranshu Dash: Chercheur associé au South Asia Institute of Research and Development, Katmandou (Népal)