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Billet de blog 26 juillet 2025

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Des infrastructures par le bas : Inde, Kenya et l’avenir financier du Sud global

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Des infrastructures par le bas : Inde, Kenya et l’avenir financier du Sud global

Par Sahasranshu Dash

En décembre 2023, le Premier ministre indien Narendra Modi a annoncé une ligne de crédit de 250 millions de dollars au Kenya, visant à moderniser son secteur agricole. Ce geste, loin d’être purement symbolique, signalait une orientation stratégique : l’Inde s’intéresse désormais aux infrastructures numériques et financières comme nouvelle frontière de la coopération Sud–Sud.

Le Kenya est souvent présenté comme le laboratoire africain de la fintech, grâce à des systèmes comme M-Pesa, largement adoptés par une population historiquement exclue des circuits bancaires. L’Inde, de son côté, déploie des plateformes étatiques de grande envergure — le “India Stack”, l’interface numérique publique Aadhaar, ou encore le projet ambitieux de zone financière spéciale GIFT City. L’objectif n’est pas seulement d’inclusion, mais aussi de souveraineté infrastructurelle.

Ces deux trajectoires, bien que différentes, commencent à converger. Le Kenya et l’Inde construisent des systèmes numériques destinés à contourner la dépendance aux plateformes occidentales ou chinoises, en misant sur l’interopérabilité, la résilience locale et les synergies régionales.

Le modèle fintech du Kenya : une infrastructure sans institutions

Le succès du Kenya dans la fintech repose sur une contradiction productive : un système financier moderne bâti sans institutions financières robustes. Depuis le lancement de M-Pesa en 2007 par Safaricom, les Kenyans ont adopté massivement les paiements mobiles. En 2022, plus de 70 % de la population adulte utilisait un portefeuille numérique. Pourtant, cette infrastructure repose sur le secteur privé, avec une régulation relativement souple, et un État qui suit plus qu’il ne dirige.

Cette absence d’État-nation centralisateur a permis l’émergence d’un modèle agile, centré sur les opérateurs télécoms, les start-ups et les prestataires de services. Mais elle a aussi ses limites : l’interopérabilité entre plateformes reste fragile, et l’absence de protection des données personnelles soulève de plus en plus d’inquiétudes.

L’Inde : infrastructure avec institutions

L’approche indienne est presque inverse. Le pays a mis en place une infrastructure publique numérique d’une ampleur inédite dans le Sud global. Le India Stack — qui comprend Aadhaar (identité biométrique), UPI (interface de paiement), et DigiLocker (archivage sécurisé) — permet aujourd’hui à plus d’un milliard d’Indiens d’effectuer des paiements, de signer des documents, ou d’accéder à des services publics en ligne.

Contrairement au Kenya, cette infrastructure repose sur une architecture institutionnelle centralisée, pilotée par l’État et ses agences techniques. Ce modèle offre des garanties de stabilité et de standardisation, mais soulève aussi des critiques : risques de surveillance, centralisation excessive, et exclusion des zones rurales mal connectées.

Vers une coopération Sud–Sud par les infrastructures

Ce qui rend ce moment particulièrement intéressant, c’est que ces deux modèles commencent à dialoguer. L’Inde a proposé à plusieurs pays, dont le Kenya, d’adopter une version locale du India Stack, adaptée à leurs contextes spécifiques. Le gouvernement kényan a manifesté son intérêt pour l’interface de paiement UPI, qui pourrait faciliter les transferts de fonds intra-africains à faible coût.

Dans le même temps, les acteurs privés kenyans s’intéressent à l’approche indienne de “plateformes publiques à accès ouvert”, qui offre une alternative crédible à la domination de Visa, Mastercard ou des super-apps chinoises comme Alipay.

Il ne s’agit pas d’un alignement politique classique. L’Inde et le Kenya ne partagent ni modèle politique, ni trajectoire institutionnelle. Mais leur convergence pragmatique autour des infrastructures financières ouvre la voie à une souveraineté technologique Sud–Sud, centrée non sur l’idéologie, mais sur l’interopérabilité, la modularité, et la réponse à des besoins de base.

L’avenir multipolaire est déjà en marche

Dans les discours sur l’avenir du Sud global, on évoque souvent le retour du non-alignement, le découplage vis-à-vis de l’Occident, ou l’influence croissante de la Chine. Mais ce qui se joue à travers les coopérations numériques entre l’Inde et des pays comme le Kenya, c’est autre chose : la construction d’infrastructures fonctionnelles, interconnectées, et conçues à partir des marges.

Ce ne sont pas les promesses d’un nouvel ordre mondial, mais les briques techniques d’un monde réellement multipolaire — dans lequel les pays du Sud ne se contentent pas d’importer des technologies, mais construisent leurs propres architectures, avec leurs propres contraintes et priorités.

Sahasranshu Dash: Chercheur associé au South Asia Institute of Research and Development, Katmandou (Népal)

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