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Billet de blog 26 juillet 2025

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L’Inde face à ses frontières : refuge, persécutions et asymétrie morale

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L’Inde face à ses frontières : refuge, persécutions et asymétrie morale

Par Sahasranshu Dash

Depuis des années, les médias internationaux décrivent la politique indienne en matière de citoyenneté et de réfugiés selon un schéma bien rodé : la montée du nationalisme hindou, la marginalisation des musulmans, et l'effondrement de la laïcité. En janvier 2020, je partageais en grande partie cette vision. J’avais alors publiquement critiqué la loi d’amendement à la citoyenneté (CAA) dans The Daily Observer, un quotidien bangladais, soulignant qu’elle risquait d’inscrire la religion dans la structure légale d’une république laïque. Ces critiques, sur les plans juridique et éthique, restent valables. Mais elles ne suffisent plus.

Le contexte régional s’est assombri, la persécution religieuse a gagné en intensité et en clarté, et le débat international est devenu plus hystérique que factuel. La CAA reste juridiquement problématique, mais sa logique fondamentale — offrir une voie légale à des minorités sinon condamnées à l’apatridie ou à l’insécurité — n’est pas du chauvinisme. C’est un acte de tri humanitaire. Et le traitement des réfugiés par l’Inde doit être évalué à l’aune non seulement de ses fautes internes, mais aussi de l’asymétrie régionale et de l’hypocrisie mondiale.

Une crise au ralenti

Depuis 1971, année de l’indépendance du Bangladesh, l’Inde a accueilli discrètement entre 4,2 et 5 millions d’Hindous bangladais, selon les données migratoires, les écarts de recensement et diverses études académiques. Ce phénomène n’est pas le fruit d’une crise ponctuelle, mais d’un exode prolongé. En 1951, les Hindous représentaient 22 % de la population du Pakistan oriental ; en 2022, cette proportion était tombée à 7,5 %. Si l’on peut attribuer une partie de ce déclin à des facteurs démographiques, l’essentiel résulte de discriminations systémiques : expropriations sous la loi sur les « biens ennemis », destruction de temples, violences ciblées, et climat d’insécurité religieuse croissant.

Cette dynamique touche également les communautés indigènes, ou adivasis, comme les Chakmas et les Marmas, confrontées à l’effacement culturel et à la militarisation dans les Chittagong Hill Tracts. Face à ces persécutions, le cadre juridique indien, bien que surchargé et imparfait, demeure leur seule échappatoire réaliste.

Adoptée en 2019, la CAA prévoit un accès accéléré à la citoyenneté pour les minorités non musulmanes — Hindous, chrétiens, sikhs, bouddhistes, jaïns et parsis — originaires du Pakistan, du Bangladesh et de l’Afghanistan, à condition qu’elles soient entrées en Inde avant le 31 décembre 2014. Les musulmans ne sont pas éligibles à cette voie privilégiée, mais peuvent toujours demander la naturalisation par les voies classiques.

Certes, cette base religieuse soulève des objections constitutionnelles sérieuses. Mais peu de critiques abordent le déséquilibre que cette loi cherche, maladroitement, à corriger : dans l’aire immédiate de l’Inde, les persécutions religieuses visent quasi exclusivement les non-musulmans.

Migration à sens unique — et le mythe de l’exode musulman

Il n’existe aucun cas documenté de musulmans indiens ayant fui vers le Pakistan ou le Bangladesh pour y demander l’asile en raison de violences communautaires ou de persécutions d’État — ni via les canaux du HCR, ni auprès des autorités nationales, ni dans des procédures juridiques connues. La base de données du HCR au Pakistan n’a jamais enregistré de musulmans indiens parmi ses réfugiés. Le ministère de l’Intérieur du Bangladesh et son Commissariat à la réinstallation des réfugiés n’ont recensé aucun demandeur d’asile indien, musulman ou autre. Cette absence n’est pas anecdotique ; elle est structurelle. Si l’Inde était réellement l’État quasi-théocratique majoritaire que certains décrivent, ce chiffre ne serait pas nul.

Dans l’autre sens, les flux sont constants — et parfois massifs. Depuis 1971, plus de quatre millions d’Hindous bangladais ont trouvé refuge en Inde, fuyant la dépossession, les violences collectives ou les discriminations légales. Le Pakistan a vu des dizaines de milliers de chrétiens et d’hindous quitter le pays pour s’installer en Inde, souvent après être entrés avec des visas religieux ou familiaux qu’ils ont volontairement dépassés. Depuis 2001, plus de 11 000 sikhs et hindous afghans se sont réfugiés en Inde, avec un pic d’arrivées en 2021, au retour des talibans.

Des minorités musulmanes persécutées ont également été accueillies, bien que discrètement. La féministe et écrivaine Taslima Nasreen, athée et menacée au Bangladesh, vit en exil à Delhi sous protection. Le chanteur Adnan Sami, musulman né au Pakistan, a obtenu la citoyenneté indienne en 2016. D’autres cas — notamment parmi les chiites afghans ou pakistanais et les blogueurs laïcs bangladais — ont été traités de manière informelle ou discrète.

Cette asymétrie migratoire n’est pas un artifice idéologique. C’est une réalité géopolitique et humanitaire documentée, que tout débat sérieux sur la citoyenneté indienne doit intégrer.

Régression régionale : le Bangladesh après Hasina

L’urgence morale de la CAA s’est accentuée après la chute de Sheikh Hasina en août 2024. Elle a été remplacée par Muhammad Yunus, célèbre lauréat du prix Nobel de la paix, soutenu par une coalition de militaires, d’élites ONGistes et d’institutions internationales. Malgré son image de libéral éclairé en Occident, Yunus a supervisé un glissement insidieux vers une ré-islamisation de l’État bangladais.

Les groupes islamistes tels que Hefazat-e-Islam et Jamaat-e-Islami ont retrouvé une visibilité politique. La théorie de l’évolution a été supprimée des manuels scolaires. Les ONG séculières ont vu leurs licences révoquées. Les attaques contre les temples hindous et les commerces appartenant à des minorités ont repris, et les terres adivasis ont de nouveau été ciblées, souvent avec la complicité ou l’inaction de l’État.

En Occident, cette dérive a été largement ignorée. Pour l’Inde, elle est impossible à négliger.

Les manquements de l’Inde sur son propre sol

Aucune de ces dynamiques régionales ne saurait excuser la manière dont l’Inde traite certaines de ses propres minorités.

Dans l’Assam, le processus du NRC (National Register of Citizens) a exclu près de 1,9 million de personnes, dont beaucoup étaient des musulmans bengalophones, non parce qu’ils étaient étrangers, mais parce qu’ils ne possédaient pas les documents nécessaires dans une région historiquement dépourvue de formalités administratives. Les centres de détention ont accueilli des travailleurs journaliers, des personnes âgées, des femmes—tous plongés dans une insécurité juridique brutale.

Au Bengale occidental, la rhétorique électorale du BJP a alimenté une paranoïa démographique, assimilant fréquemment les musulmans de certains districts comme Murshidabad à des « infiltrés ». Cette hostilité s’est traduite par des violences réelles. En avril 2025, à Jafrabad, un village de Murshidabad, un homme hindou, Haragobindo Das, et son fils Chandan ont été lynchés par une foule musulmane, en marge de tensions liées à la gestion des propriétés Waqf. Leur famille a été empêchée de procéder aux rites funéraires par crainte de nouvelles attaques. Ce n’était pas une « tension communautaire » abstraite. C’était une violence ciblée contre des hindous, rendue possible par des années de clins d’œil politiques et de flou juridique.

L’Inde ne peut prétendre défendre les minorités persécutées de la région si elle ne protège pas ses propres citoyens vulnérables contre les violences collectives et l’arbitraire administratif.

L’exception rohingya — et les excès de l’Occident médiatique

Là où la position morale de l’Inde s’effondre complètement, c’est dans son traitement des réfugiés rohingyas. À la suite de la campagne génocidaire menée par la junte birmane en 2017, plus de 700 000 Rohingyas ont fui vers le Bangladesh. Un nombre plus restreint a traversé la frontière indienne — pour être ensuite placé en détention, privé du statut de réfugié, et dans certains cas, renvoyé de force vers la Birmanie, en dépit des risques évidents de persécution.

Dans ce contexte, l’approche indienne s’est révélée à la fois insensible et contre-productive. Des rapports de l’ONG Refugees International décrivent des familles rohingyas détenues de manière illimitée, sans statut légal ni perspective de régularisation. En mars 2023, puis de nouveau fin 2024, environ quarante Rohingyas auraient été embarqués de force sur des bateaux près de la mer d’Andaman, dans ce que des ONG ont qualifié de déportations extraterritoriales sans procédure régulière.

Ces faits ne relèvent pas de l’imagination. Des enquêtes sérieuses menées par des médias indiens comme Scroll.in confirment la réalité de ces pratiques.

Mais cela rend d’autant plus absurde le traitement sensationnaliste qu’en font certains médias occidentaux. Un titre du Washington Post en juillet 2025 — « L’Inde jette les musulmans à la mer » — offrait plus de théâtre que d’analyse. Oui, des expulsions brutales ont eu lieu et méritent l’indignation. Mais ce type de formule aliène les libéraux indiens, renforce les cyniques nationalistes, et tourne en dérision un débat qui mérite sérieux et rigueur.

Personne ne décrit les refoulements de migrants musulmans arabes et africains par Frontex dans la Méditerranée — qui ont causé des milliers de noyades — comme un acte de « l’Europe qui jette des musulmans à la mer ». Aucun titre n’affirme que les États-Unis « expulsent les catholiques », alors que la majorité des migrants sans papiers qu’ils renvoient sont hispaniques et catholiques. Et pourtant, ces formulations seraient, en un sens, aussi « techniquement exactes » que celle utilisée pour l’Inde.

Ce type de langage n’est pas seulement provocateur et ridicule dans son hyperbole.. Il obscurcit une discussion urgente sur la justice, le droit d’asile et les responsabilités démocratiques.

Une démocratie exige des critiques. Pas des caricatures.

L’Inde n’est pas seule à pratiquer les expulsions

Si l’on souhaite juger l’Inde, il faut le faire avec rigueur et équité. Et en matière d’expulsions, les données contredisent l’idée que l’Inde soit exceptionnellement brutale.

Entre mai et juin 2025, les autorités indiennes ont expulsé environ 1 500 migrants en situation irrégulière, principalement vers le Bangladesh. Le nombre total d’expulsions annuelles reste largement inférieur à 10 000, loin d’une crise ou d’une politique de masse.

En comparaison, les États-Unis ont expulsé plus de 142 000 personnes au cours de l’année fiscale 2023, sans compter les refoulements sous le titre 42 ni les 2,5 millions de confrontations à la frontière enregistrées. Depuis le début du second mandat de Trump, les opérations d’ICE se sont intensifiées, visant non seulement les sans-papiers récents, mais aussi des demandeurs d’asile en attente de procédure, voire des résidents permanents ayant commis de légers délits — une radicalisation manifeste par rapport à la politique déjà sévère de son premier mandat.

L’Union européenne a expulsé plus de 104 000 personnes en 2022 : la France en a renvoyé 15 000, l’Allemagne près de 12 000, et la Suède environ 3 400 — ce dernier chiffre étant notable, compte tenu de la petite taille de sa population. L’Australie a expulsé 12 700 personnes la même année. La Turquie, 124 000. Et le Pakistan a expulsé 1,7 million d’Afghans entre octobre 2023 et mars 2024 — dont beaucoup étaient nés au Pakistan.

Aucun de ces pays ne fait l’objet d’une indignation médiatique comparable à celle que suscite l’Inde. Cela ne disculpe pas New Delhi de ses abus. Mais cela révèle bien l’indignation sélective de nombreux observateurs internationaux.

Ce que la CAA comprend — et ce qu’elle omet toujours

La CAA est, en son essence, une loi moralement défendable mais administrativement étroite. Elle reconnaît qu’au Pakistan, en Afghanistan et au Bangladesh, les minorités non musulmanes subissent des persécutions structurelles, parfois existentielles. Mais elle ne prend pas en compte la réalité de nombreuses autres victimes — les Ahmadis, les chiites, les athées, les féministes, les personnes LGBTQ+, ou encore les dissidents politiques séculiers — qui sont, elles aussi, clairement en danger.

L’Inde aurait tout intérêt à amender la CAA pour étendre l’accès au statut de réfugié à tous ceux qui fuient des persécutions documentées, indépendamment de leur appartenance religieuse. Un mécanisme de sélection basé sur des données du HCR, des évaluations diplomatiques, et les renseignements des agences indiennes pourrait permettre cela, sans ouvrir la porte à des abus ou à une immigration incontrôlée.

Une telle réforme rapprocherait la loi de l’esprit constitutionnel que ses détracteurs invoquent — et de la logique humanitaire que ses défenseurs revendiquent.

Conclusion : Des choix difficiles, une politique honnête

La politique indienne en matière de réfugiés et de frontières n’est pas un conte moral. C’est une négociation complexe entre responsabilité, sécurité et précédent juridique. Elle est imparfaite — parfois profondément — mais aussi plus défendable que ce que beaucoup de ses détracteurs admettent.

Dire que l’Inde est particulièrement cruelle est empiriquement faux. Dire qu’elle est moralement irréprochable est éthiquement indéfendable.

La CAA ne doit pas être abrogée, mais élargie et réformée. Les Rohingyas présents sur le sol indien méritent un traitement humain et une protection temporaire. Et l’islamophobie intérieure doit être éradiquée, non rationalisée par l’instabilité régionale.

La plus grande force de l’Inde a toujours été son ambition morale — ce que Gandhiji appelait le test d’une civilisation véritable : la manière dont nous traitons les plus vulnérables. Cette ambition ne sera pas mesurée par des slogans ni par des titres de presse étrangers, mais par qui nous choisissons de protéger — et à quel prix.

Sahasranshu Dash: Chercheur associé au South Asia Institute of Research and Development, Katmandou (Népal)

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