Le piège identitaire
Après que la barbarie a encore frappé la capitale parisienne le 13 novembre dernier, l’émotion est toujours perceptible. A la différence du mois de janvier, l’« union nationale », même en apparence, n’a pas été de mise, libérant sous le coup de l’émotion des expressions diverses et parfois radicales. Ces expressions émanent tant de la part de personnalités politiques de premier plan, de « leaders médiatiques » ou encore des réseaux sociaux.
Les ô combien légitimes consternation, tristesse et émotion se mêlent à un sentiment de colère et de repli identitaire. Le discours public se tend et les positions se polarisent. Il s’agirait de ne plus faire preuve d’angélisme pour se préserver du radicalisme qui serait légion dans nos quartiers populaires. La parole publique se délie et les propos les plus extrêmes ont droit de cité dans les médias « mainstream » ou sur les réseaux sociaux.
Les traditionnels groupes identitaires d’extrême droite s’en donnent à coeur joie pour déverser leur bien connue bile dévastatrice ; la différence notable de ces derniers jours est que la digue entre ces groupes sectaires et la sphère politique et médiatique est en train de céder largement. Elle est tellement perméable que désormais, des leaders d’opinion reprennent sans précaution aucune les thèses les plus sécuritaires en visant plus ou moins insidieusement une partie de la population. Beaucoup évoquent la nécessaire mise en place de « mesures exceptionnelles », comme la mise en place de « centres d’internement spécifiquement dédiés » à l’instar de Laurent Wauquiez ou encore des « mesures d’internement préventives » pour reprendre les propos d’Eric Ciotti. D’autres, comme Alain Juppé somment instamment les « Français musulmans [de] dire qu’ils n’ont rien à voir avec cette barbarie », laissant ainsi penser qu’il pourrait en être autrement… Malek Boutih, quant à lui, n’hésite pas à remettre sur le devant de la scène la sempiternelle question du « foulard » qu’il voudrait interdire tout bonnement de la voie publique. Laissant ainsi le téléspectateur créer mentalement la mise en parallèle entre cette question et le danger terroriste. Sans compter les tribulations désormais bien connues d’Éric Zemmour et consorts qui appellent pêle-mêle, à fermer des mosquées, expulser « des » imams ou carrément à bombarder un quartier belge à forte présence musulmane ; il y a également la partition jouissant aujourd’hui d’un écho considérable de Marine Le Pen mêlant différentes problématiques telles que l’immigration, « l’islam politique » (jouant elle aussi sur l’ambigüité et les passerelles possibles entre une religion et une idéologie qu’elle ne définit pas)…
D’autant plus que toutes ces prises de positions interviennent sur un arrière-fond d’informations, souvent en continu, mêlant les notions « islam », « islamistes », « mosquées », « jihadistes »… Le Président de la République lui-même évoque la déchéance de la nationalité pour lutter contre le terrorisme, comme pour (se) persuader que le phénomène terroriste ne peut être endogène à la France. Sur les plateaux de télévisions et de radios, se succèdent des personnalités politiques, des « experts ès islam (ou islamisme, on ne sait plus très bien) », des personnalités religieuses, des représentants des forces de l’ordre. Se crée alors dans les esprits des raccourcis dangereux et des représentations du réel souvent bien loin du banal quotidien.
Les prises de positions se font alors sur la base d’une préservation d’une identité française plus ou moins fantasmée non inclusive ; une identité exclusive menacée qu’il faut impérativement défendre
face à une multitude de personnes à l’identité non véritablement définie ; une identité, en tous les cas, hostile et antinomique à celle de la France. « L’identité française » est ainsi érigée en un bouclier rassurant dans cette situation d’incertitude et d’inquiétude. La spirale de l’enfermement identitaire est en marche.
D’un autre côté, beaucoup de personnes ayant un lien réel ou supposé avec l’islam se recroquevillent sur une « identité musulmane » qu’ils pressentent stigmatisée. L’impression de devoir, une nouvelle fois encore, s’excuser pour un crime qu’ils n’ont pas commis est largement diffus, même parmi les non pratiquants. Un sentiment d’inquiétude mêlé de crainte et de consternation face aux tragiques attentats du 13 novembre se diffuse. Il est par ailleurs alimenté par les réseaux sociaux qui font énormément mention de cet état d’inquiétude. Il est aussi malheureusement alimenté par des faits réels et avérés comme la profanation de lieux de culte musulmans ou pire l’agression physique d’individus considérés comme musulmans.
La concomitance de ces deux logiques produit à terme des effets destructeurs sur les représentations liées au « faire société ». Autrement dit, se diffuse dans l’ordre de l’imaginaire collectif que décidément il n’est pas possible de vivre ensemble au-delà de nos différences, comme si la France avait toujours été d’une homogénéité parfaite. Une majorité se pensant en danger face à une minorité perçue comme un risque interne non seulement physique mais aussi un péril pour la préservation des valeurs qui fondent la France. La minorité se pensant, quant à elle, comme décidément rejetée par cette société qui pourtant l’a engendrée. Le cercle vicieux mortifère qui renforce la polarisation de la société.
Pourtant, il s’agit (pour l’instant ?) de représentations qui ne correspondent pas forcément à la réalité vécue au quotidien par les Français. La tentation du repli identitaire est grande aujourd’hui pour tenter de se rattacher à des certitudes. C’est pourtant aujourd’hui qu’il est nécessaire de se rappeler que l’identité est bien plus commune que les représentations ne le laissent croire. C’est aujourd’hui qu’il faut redire avec force que tous les enfants de ce pays partagent la même destinée, qu’elle soit heureuse ou dramatique comme ces derniers jours. C’est aujourd’hui qu’il faut se souvenir que le déchirement identitaire est ce qui est recherché par les extrémistes de tous bords. Alimenter cette fracture identitaire ne fera que précipiter le pays vers un futur périlleux. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un oeil sur l’Histoire de France lorsque les identités, notamment religieuses, ont été portées telles des étendards ; cela a conduit au chaos. Il faut aussi porter son regard sur le présent dramatique du Proche-Orient déchiré par des conflits à sous-bassement identitaire.
La responsabilité du personnel politique, dans son ensemble, est énorme en ces jours. Les appétits politiques et électoraux à court terme font malheureusement craindre que ce piège identitaire ne soit pas prêt d’être évité lors des prochains mois. Aux citoyens de tout horizon donc de s’approprier ces questions en ne laissant pas la légitime émotion troubler leur jugement. Pour que nous continuons tant bien que mal à faire France…
Saïd Daoui