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Billet de blog 11 septembre 2014

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Kafka, le beau ténébreux

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je relisais cette semaine quelques lignes du Journal de Kafka. Et du coup, quelques lignes du Château, quelques lignes du Procès, toutes ces pages imprimées de K. C’est une vieille connaissance Kafka, je me souviens précisément de l’endroit où j’avais l’habitude de le lire adolescent. Depuis, je l’ai peu relu et pourtant je lui ai toujours conservé mon amitié.

C’était sous le K de Buzzati qu’était caché l’autre jour mon 84, Charing Cross Road. Je pourrais en dire maintenant ce que j’ai à en dire puisque l’occasion se présente et que j’ai promis de le faire. Mes comptes seraient ainsi soldés. Je ne le ferai pas. Je n’en ai pas envie, c’est là une excellente raison.

C’est du K que je veux parler. Du Cas. Drôle de consonne, dure, impérieuse, scientifique, symbolique. Le Cas qui suit le Gît et précède le Elle, le Aime et le Haine. Ces deux derniers n’étant pas voisins par hasard.

Le K de Buzzati est bien connu. Un requin un peu crétin, qui tient dans sa gueule une perle extraordinaire, poursuit un pêcheur sur toutes les mers du monde pour la lui offrir. Le pêcheur fuit le requin jusqu’au jour où… vous lirez la suite. Ce n’est qu’un petit Cas, celui de Buzzati. Ceux de Kafka se parent d’une autre majesté.

Kafka, 1883-1924

J’en ai bientôt terminé. Le plaisir ne me vient pas à commenter cet ami et sans plaisir je n’écris pas. Mon seul plaisir c’est de le lire, et encore, à condition que ces lectures soient brèves et espacées. Prendre un peu de Kafka puis le reposer sur son étagère, et l’oublier, plusieurs années parfois. Avec lui je ne sais pas faire autrement.

Enfin voilà, je dis que j’en ai terminé et je vois son regard de séducteur qui n’a rien séduit. Quel dommage. Une telle intensité dans ses yeux, une telle complexité dans l’expression, et rien, si peu d’ascendant sur ses semblables, si peu de conquêtes abouties. Quelle bizarrerie. Il devait détester la conquête.

On peut le deviner dans son écriture. Kafka dit très peu ce qui est, il dit ce qui n’est pas. Il ne conquiert pas le lecteur, il le laisse avancer selon ses envies. Il suggère. Il a bien raison, on n’écrit pas pour les autres, on n’écrit pas pour conquérir des lecteurs, on écrit pour soi, pour le plaisir qu’on y prend, toute autre raison relevant de d’une crasse ignorance ou d’une nécessité alimentaire, respectable nécessité.

Ce qui me rend Kafka si sympathique c’est cette retenue qu’il met dans son écriture, cette façon d’écrire en négatif. Kafka laisse supposer, au contraire de Stendhal qui affirme. Lisez vingt pages du beau ténébreux, comptez le nombre de « ne pas », « ne que », « guère que », « nul que », comptez aussi toutes les atténuations de langage, lisez ensuite vingt pages de Stendhal, comptez ces mêmes mots, ces mêmes atténuations. Vous verrez. La manière est très différente. Je reparlerai de celle de Stendhal, elle est d’une redoutable efficacité.

Revenons à cette manière de (ne pas) dire les choses sans brusquerie, de dire ce qui n’est pas, plutôt que ce qui est, c’est une forme de mutisme, n’est-ce pas. Qu’on comprenne bien, Kafka n’est pas muet, il est tout juste un peu renfrogné, un peu occupé de son écriture et indifférent à tout le reste. Mais pas muet du tout. C’est seulement que sa manière de bavarder c’est le silence.

Je me suis longtemps demandé ce qui avait pu faire naître cette amitié que j’ai pour Kafka, cette solide amitié qui fait que je ne le lis que rarement, comme ces êtres qu’on ne voit que dix ou quinze fois dans une vie, toujours avec la même confiance et le même bonheur. Eh bien, ce qui a fait cette amitié, c’est le silence. Le silence de ses romans, s’entend. Son Journal est très différent.

Lire Kafka romancier. Lire le silence dans le silence.

C’est vertigineux.

(Article en date du 8 mars 2013)

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