A titre personnel, je n’ai rien contre 2016. Ce nombre m’est plutôt à priori sympathique, s’agissant du centenaire des batailles de la Somme et de Verdun, où le génie propre à l’esprit humain a largement trouvé à s’épanouir. D’autant que, dans la même veine sanguinolente, l’année débute en fanfare, avec 47 exécutions rien que pour la journée du 2 janvier, en Arabie Saoudite. Et au sabre, s’il vous plaît… On pensera ce que l’on veut des Wahabites, mais force est de reconnaître que, non contents de veiller jalousement sur les lieux saints de l’Islam, ils s’y entendent pour maintenir bien… vivantes les bonnes vieilles traditions. Sans doute l’effondrement des cours du pétrole les a-t-il mis en rogne ; une bonne année budgétaire aurait peut-être valu la grâce aux condamnés, allez savoir… Etant coutumier des fins de mois difficiles, il m’est arrivé, je l’avoue, de ressentir des envies de meurtre. Naturellement, je ne vais pas souvent « au bout de mes envies », comme le dit si joliment Cetelem, mais je peux comprendre.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que, sans aller jusqu’à tenter de leur fourguer pour l’occasion des guillotines dernier cri à guidage laser pour remplacer leurs vieux sabres émoussés, on aura tout fait dans l’hexagone pour ne pas les énerver plus que de mesure. Point de déclarations intempestives du style « l’homme saoudien n’est pas entré dans l’Histoire ». Signe indubitable de la tolérance et de la compréhension qui imprègne désormais nos relations internationales, Paris s’est contenté de « déplorer profondément ». Tandis que Washington, à la traîne avec 28 mises à mort pour l’année entière, s’est « désolidarisé » des exécutions… En langage diplomatique, cela signifie que l’on continuera à leur acheter du pétrole et à leur vendre toutes sortes de gadgets sophistiqués, mais sans enthousiasme excessif. Reçu 5 sur 5 à Ryad, où le bilan de notre état d’urgence, avec près de 3000 perquisitions administratives depuis la mi-novembre force le respect. Quant à notre presse, dans un louable effort pour contrebalancer la dureté de la réaction du Quai, elle a largement fait étalage de la photo du cheikh chiite, vociférant, toutes dents dehors, paré de tous les attributs du terroriste-qui-aurait-bien-pu-nous menacer : barbe sardonique, turban méphistophélique… l’image même du type qu’on préfère voir raccourci, fût-ce avec des technologies condamnables. On ne sait pas à quelle agence de comm l’ambassade saoudienne recourt, mais le job a été fait, et bien fait.
Minuit sonnant, le 31, il a tout de même fallu beugler « vive 2016 ». Difficile de se démarquer de ses semblables dans un tel moment, lorsque le monde entier (vu à la télé) , le monde qui compte en tout cas, rend grâce à la 31 536 000ème seconde de l’année précédente, qui s’apprête à basculer dans les poubelles de l’Histoire. On aurait presque pu croire, dans le tohu-bohu des embrassades sonores, des vœux qui appellent sur soi et sur les autres, les bienfaits de l’amour, de l’argent et de la santé, dans le fracas amical des bouchons de mousseux qui bondissent vers l’éther ; on aurait presque pu se laisser aller à songer (en s’étreignant avec les précautions d’usage, car nous vivons une époque prudente) que dès l’instant d’après, dès la toute première minute de cette révolution paresseuse que notre Terre accomplit autour du soleil, il se passerait enfin quelque chose. Quelque chose de vraiment nouveau, pas du toc ni du gadget, pas que juste un peu plus de pouvoir d’achat pour acheter un peu plus de tablettes. Pas que 500 000 places de formation pour chômeurs en bout de course. Pas que plus de gendarmes et de policiers autorisés à défourailler au moindre signe d’outrage à agent dans l’exercice ou non de ses fonctions.
Non, quelque chose de vraiment grand, de l’ordre de l’incroyable et de l’impossible. Quelque chose qui serait à la hauteur des grands cimetières sous la lune d’il y a tout juste cent ans, la douleur, la folie, la haine, le cynisme, le désespoir en moins. L’humilité, le sens de la mesure, la bienveillance, la patience, le respect de soi et des autres en plus.
Au lieu de cela, de cet irréalisable de plus en plus indispensable, j’ai bien peur que nous continuions encore longtemps à célébrer, au lieu de la vie qui reste un miracle dans bien des endroits du monde, des nombres sans joie et sans lumière, des années nouvelles et sans surprises, des taux et des pourcentages, des fractions et des accroissements absurdes. A vénérer l’entreprise « innovante » et sans complexes, où des zombies connectés et shootés à l’adrénaline de la précarité s’affairent à produire du dérisoire et de l’inutilité.
Dommage, quand même, que les meilleurs d'entre nous n'aient rien de plus pressé, sitôt munis des plus larges pouvoirs, que de décréter l'impuissance publique générale. Si on osait, on pourrait presque leur crier: partez, si vous ne pouvez rien ! Ne touchez plus à rien, on s'occupe de tout.